Philippe Simon
Rituel païen et moderne exorcisme.
Il existe, sans doute, parmi les bergers du mont Lozère, dans les Cévennes sauvages du sud de la France, un rituel très ancien qui se transmet oralement de proches en proches, un peu comme un secret, mystérieux et puissant. Un rituel qui opère là où se déchaînent les éléments, là où souffle la tourmente et qui concerne les hommes et les bêtes qui se sont égarés et ont disparu de la mémoire des vivants.
Pour ceux qui restent, pour ces bergers parcourant les solitudes désertiques, il n’est peut-être rien de plus important que d’exorciser ce sentiment d’oubli qui précipite les égarés dans cet exil crépusculaire dont la lumière s’apparente aux soleils pâles de l’hiver et semble ignorer jusqu’à l’éventualité d’un printemps.
C’est contre cette amnésie, cette distraction fatale de soi et des autres, que le rituel se dit et se perpétue. Entre cérémonial et invocation, il se pratique à l’époque hivernale des grands vents et des frimas extrêmes, quand tout ce qui vit semble mourir. Et il décrit les étapes d’un cheminement difficile qui relie des lieux de disparition et d’agonie, tentant de raviver le feu, la nécessaire présence, de ceux qui se sont perdus dans les tourments et ne sont jamais revenus.
Les tourmentes, le dernier film en date de Pierre-Yves Vandeweert, met en scène dans un premier mouvement, les différents moments de ce rituel en suivant le cheminement d’un berger et de son troupeau vers le sommet du mont Lozère, en plein cœur de l’hiver. Le film accompagne pas à pas cette lente progression, marquant les arrêts du berger tels les stations d’un calvaire improbable et empreint de paganisme. Et Pierre-Yves Vandeweert filme les moutons, les sentes et les rochers, le berger, les kerns et les pierres plantées comme autant d’éléments d’un acte magique qui tisserait le visible à l’invisible, le profane au sacré. Sa caméra suit le troupeau à la lisière de deux mondes, celui d’un présent contenu dans l’effort et la grâce, le souffle de l’ascension et celui d’un passé enfoui, caché, dont les égarés seraient les voix endormies et que réveillent les sonnailles et les cris du troupeau. L’image ici est rocailleuse, brute, tellurique, faite de granit et de nuées, contraste de noirs et de blancs, parfois balafré de ce bleu étincelant des ciels gelés. Le son est débridé, irrationnel, obsédant, les rafales hypnotiques dans leur répétition. Tout concours à nous mener de confusions en perte de repères vers ce bruit final et qui précède l’instant où la résolution du rite a lieu.
Pendant ce parcours aux allures d’initiation, une voix féminine nous accompagne et nous guide, nous livrant en langue occitane, les arcanes qui président au rituel, nous faisant progressivement entrer dans cette incantation aux égarés , jusqu’au sommet, jusqu’au sacrifice offert, offrande rituelle d’une vie pour convoquer celles qui se sont perdues.
Le film pourrait s’arrêter là, à cette mise en récit et en scène d’un rite ancestral dont le cinéma nous donne, par son invention formelle, une sorte de vérité poétique. Pourtant le propos de Pierre-Yves Vandeweerd n’est pas de célébrer une tradition païenne. Ce qui l’intéresse et le touche, tient dans une méditation sur la tourmente et ses différentes façons d’égarer les vivants. Elle ne souffle pas seulement dans les montagnes désolées, mais balaye le monde glacé qui est le notre, nous bousculant, en emportant certain bien loin, parfois trop loin pour qu’ils puissent revenir. Et Pierre-Yves Vandeweert va, dans un geste cinématographique étonnant, s’approprier les évidences cachées du rituel des bergers, et à sa manière de cinéaste, nous en donner une forme plus actuelle et exemplaire.
Dans le nord Lozère, il est un lieu particulier où règnent les tourmentes. L’hôpital psychiatrique de Saint Alban accueille depuis de nombreuses décennies des malades aliénés. Entre les murs de pierres sèches qui délimitent l’asile, il est un cimetière, l’enclos des fous, une fosse commune où reposent plus de trois mille anonymes, mis là par une société qui n’a pour leur désordre et leur déraison, d’autre place qu’un trou dans la mémoire des lieux. Pierre-Yves Vandeweert y filme les patients actuels de Saint Alban et il les filment frontalement dans leur enfermement, les regardant tels des rocs immémoriaux, les voyant parcourus d’une vie minérale, élémentaire et prodigieuse car tellement autre, tellement différente, tellement ailleurs. Il filme leurs visages, leur corps, leurs mains comme il a filmé le troupeau et le berger dans leur ascension, dans un même désir de conjurer une disparition non encore achevée.
Reprenant les diagnostics médicaux qui balisent l’histoire de Saint Alban et que nous livre comme un commentaire glaçant, une voix impersonnelle, Pierre Yves Vandeweert fait le recensement de ceux dont les corps nourrissent la terre du cimetière. Et se faisant, il dresse la liste des noms de tous ces disparus. Puis ne gardant que leurs prénoms, il demande aux patients de l’hôpital de les nommer puis déroule en un long appel cette litanie de prénoms sur les images hiératiques de ceux que la folie a ravi. Et dans ce mouvement où il mélange ces voix d’aujourd’hui aux noms d’hier et les inscrit dans cette pratique ancestrale d’un rite, quelque chose voit le jour. Nous sommes partie prenante d’un acte sacré. Dans les regards de ceux que Pierre-Yves Vandeweert filme, alors que se nomment les prénoms des absents, il y a la présence de ceux là qui reviennent parmi nous mais il y a aussi la présence de ceux qui nous font face et qui à cet instant sont là, terriblement là. Et puis il y a la présence de Pierre-Yves Vandeweert qui, parce qu’il filme, fait advenir tout ceci et enfin il y a notre présence de spectateur qui ne peut que répondre à cet appel et cheminer de concert.
Et ce qui touche vraiment, ce n’est pas un acte de mémoire à la portée de tout un chacun mais cette opération magique qui voit des égarés en appelés d’autres dans une réalité qui, si elle nous échappe toujours, nous devient plus sensible et plus proche, déjà nôtre.
Si Pierre-Yves Vandeweert construit son film entre les herbes folles de l’enclos des fous et ce refus de l’oubli qui anime le rituel des bergers, c’est pour mieux passer de l’un à l’autre et, bousculant les frontières de ces deux récits, s’approprier la force primordiale d’un exorcisme pour mieux nous la faire partager. Et c’est par un montage subtil et parfois déroutant, allant jusqu’à presque confondre les deux récits, que ceux-ci peuvent avancer de paire, se compléter mutuellement et s’éclairer de même, jouant des zones d’ombres du passé pour mieux nous ramener dans le champ du présent, là où notre rapport à l’autre, aux autres, tous les autres, est si important aujourd’hui.
Les tourmentes, sous des allures crépusculaires, est un film lumineux, traversé d’une pulsion de vie qui emprunte des chemins peu souvent parcourus. Cinéaste du lien et de l’invisible, Pierre-Yves Vandenweert fait preuve, avec ce film, d’un talent rare, celui de nous mettre à l’épreuve d’un secret que l’on ne nomme pas mais dont le cinéma peut parfois nous donner l’expérience, celui de notre appartenance et de notre dépendance aux êtres, aux lieux et aux choses qui nous constituent.
Philippe Simon