Dans la Revue « Lecture. Culture », Philippe Delvosalle fait se rencontrer « Les tourmentes » de Pierre-Yves Vandeweerd et « Rond est le monde » de Olivier Dekegel.

Les secrets de la montagne


« Les pierres, les étoiles et les bêtes seront tes seuls guides. »

Deux cinéastes belges francophones – Olivier Dekegel et Pierre-Yves Vandeweerd – interrogent par la marche et le rapport à l’animal et au paysage nos rapports à la nature et à nous-mêmes.

Un film-monde à l’échelle des pas d’un homme

Par où commencer ? Par où aborder Rond est le monde (2013) d’Olivier Dekegel ? Par son début, comme neuf fois sur dix quand on raconte un film par son pitch ou son intrigue ? L’ouverture du film est certes très belle – un crescendo ; la levée du souffle du vent puis la fonte de la neige et un petit filet d’eau devenant un impétueux torrent de montagne souligné par les diagonales tourbillonnantes d’un montage dynamique –, mais on sent qu’il serait un peu arbitraire de se focaliser sur ce moment. Comme le lombric filmé à la onzième minute, dont le corps en anneaux se referme sur lui-même pour former presque un O, comme l’Ouroboros de la mythologie, comme la ronde des saisons et les autres cycles de la vie, Rond est le monde peut être vu comme un film circulaire. À l’image des couronnes de fleurs de la Saint-Jean ou de l’enchevêtrement de brindilles des nids d’oiseaux, Olivier Dekegel entrelace de nombreux fils (la relation de l’homme au monde animal, leur inscription dans les paysages ; les rencontres fortuites mais jamais bradées ; les phases de la lune ; le pacte d’amour qui se noue entre la pellicule, les couleurs de la nature et la lumière) qui apparaissent et disparaissent et qui, surtout, ne semblent pas devoir s’arrêter au générique de fin et pourraient continuer à aller et venir au-delà des quarante minutes du film.

Parce que, au-delà de la modestie de son auteur, sorte de franciscain païen du cinéma, et de la simplicité de son dispositif – « en compagnie d’un âne et d’une caméra super 8, un cinéaste traverse le monde et s’enivre de la beauté de toutes choses », – ce film est un monde. Mais un monde à l’échelle d’un homme, du cinéaste – de ses mains, de ses pas et de ses sens. Rond est le monde est un film de marche, il ne pourrait exister sans elle, il en porte à la fois le rythme, la lenteur et la richesse, la place laissée au vagabondage de la pensée mais aussi l’ancrage bien physique et concret à la terre et au paysage. Le pied du cinéaste – le sabot de l’âne – échange des informations avec le sol, avec la roche et les cailloux, avec les touffes de graminées des prairies, avec la boue des sentiers détrempés, etc. Le pas mesure l’espace et rythme l’écoulement du temps. Rond est le monde est un film expérimental non pas parce qu’il respecterait les codes d’une éthique et d’une démarche de cinéma en partie figée en tant que genre (« le » cinéma expérimental) mais parce qu’il propose le passage, par le truchement des images (muettes à l’origine) et du son (construit après coup), d’une série d’expériences sensorielles du cinéaste au spectateur.

Dans sa vie quotidienne (dans les taxis ou les bars de quartier par exemple) ou dans son précédent film Gnawa (prix Henri Storck 2011), Olivier Dekegel semble mu par une inclination naturelle à aller vers l’autre. Le mouvement et la dynamique de Rond est le monde paraissent différents. Un recul temporaire par rapport à la société des hommes et une certaine solitude sont parties intrinsèques du projet. Mais la solitude n’est qu’apparente et est vite dépassée par la relation qui se noue avec « le plus simple, le plus humble de tous les animaux ». Devant nos yeux, le duo devient presque un couple et quand, vers le milieu du film, le cinéaste zoome pour passer d’une sorte de plan américain de l’âne à un gros plan de son œil, les rôles et les statuts semblent se rééquilibrer autour de la question « Qui regarde qui ? » Puis, en plus de la dizaine de portraits – muets, frontaux, face à la caméra fixe – de bergers, de paysans et d’autres personnes rencontrées le long de ces chemins de traverse, il y a ces sortes d’autoportraits morcelés (le torse, le haut des jambes, jamais le visage) où le cinéaste lance la caméra en mode automatique et passe devant l’objectif, dans le cadre, seul ou avec son compagnon de route. Ou, comme dans la longue et belle séquence finale, s’éloigne vers l’horizon dans une neige qui lui arrive aux mollets…

Convoquer le souffle de la tempête et des égarés

La neige et l’hiver qu’on retrouve au centre du film Les Tourmentes (2014) tourné en Lozère par Pierre-Yves Vandeweerd selon un projet qui fait se rencontrer les deux significations du titre : « La tourmente est une tempête de neige qui désoriente et qui égare » et « C’est aussi le nom donné, au siècle dernier, à une mélancolie provoquée par la dureté et la longueur des hivers ».

Il y a là pour Pierre-Yves Vandeweerd à la fois une continuité par rapport à ses films précédents – filmer l’interaction d’un groupe humain et d’un territoire – et un pas de côté – par le fait de ne plus se concentrer sur l’Afrique saharienne qu’il a tant parcourue mais sur sa région d’adoption, où il habite depuis plusieurs années. Même si pour le cinéaste, il y a sans doute autant d’éléments qui rapprochent ces deux régions que d’éléments qui les maintiendraient à distance : « J’ai retrouvé dans cette nature [de Lozère] la même puissance que j’avais découverte, vécue et traversée dans le Sahara occidental. C’est une région où il y a un lâcher-prise très fort par rapport à cette idée de dominer la nature. Les gens y pensent plutôt que la nature est indomptable et la part d’invisible y est tout aussi présente que le visible. » (Débat après une projection à Flagey, octobre 2014)

Pour appréhender cinématographiquement cette réalité à l’interface du monde visible et du monde invisible, l’oreille compte autant que l’œil, la bande-son importe autant que l’image. Pierre-Yves Vandeweerd a tourné Les Tourmentes à la caméra Bolex 16 mm en muet, sans son synchrone. Puis, au mixage, les très belles images (aux couleurs de roches et de brumes, parfois très proches du noir et blanc), ont été mises en résonance avec une bande-son subtile et très travaillée qui combine des sons de terrain (enregistrés lors de sorties audio totalement indépendantes des sessions de filmage), les bourdons de la musique de Richard Skelton et un impressionnant travail sur les textes lus et les différentes voix off. Un vieux bréviaire destiné aux bergers qui rappelaient les égarés, la liste de quelques dizaines des trois mille personnes anonymes, inhumées dans la fosse commune de « l’enclos des fous » de l’asile psychiatrique de Saint-Alban, ainsi que des diagnostics de médecins du même hôpital sont ainsi ravivés, réanimés, ramenés « en cinéma » du XIIe et du XIXe siècles à la fois dans le présent et dans un possible futur (un film dont parleront ceux qui l’ont fait et ceux qui l’ont vu ; une double récit entrechoqué – comme on cogne deux silex pour faire jaillir une étincelle – qui sera à nouveau raconté).

Dans le projet poétique de Pierre-Yves Vandeweerd, il n’a jamais été question de juste mettre en images, de mettre en fiction ces deux histoires d’égarements mais de s’en approcher en tentant de les comprendre à la fois par les recherches (de textes, de témoins) mais aussi et surtout par l’expérience, les gestes, le vécu. Ainsi, au-delà de la toute petite équipe technique du film (une poignée de proches, famille et famille de cinéma) on trouve deux groupes qui furent plus que des figurants anonymes ou interchangeables : un troupeau de plusieurs dizaines de brebis acquis quelques années en amont du tournage (« Il fallait que le troupeau soit notre propre troupeau, que nous apprenions à devenir un peu bergers nous-mêmes, sans que cela ne devienne pour autant notre métier ») et quelques patients actuels de Saint-Alban, rencontrés régulièrement pendant plusieurs mois et qui ont apporté leurs idées au film et y lisent et ravivent en un rituel païen les noms des morts oubliés de « l’enclos des fous ».

Rond est le monde et Les Tourmentes sont deux films très physiquement ancrés au sol, au poids des corps et à la matérialité de la roche, et dont la tête part en tourbillon vers le ciel, la brume et les nuages.

(Philippe Delvosalle)

Article paru dans « Lectures.Cultures » n°2, mars-avril 2017

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