Eric Vidal

Les enfants, les fous et peut-être les animaux partagent avec le cinéma la possibilité, parfois convulsive, à vivre le réel et l’imaginaire sans distinctions. À la croisée des pratiques documentaires, expérimentales et musicales le dernier long-métrage de Pierre-Yves Vandeweerd travaille au cœur de cette indétermination. Le réalisateur y orchestre en effet une étrange partition visuelle et sonore où affleure peu à peu un monde plus archaïque, plus primitif. Un monde autre (1), poreux aux forces de l’invisible, qui se manifeste dès l’ouverture par un bain de matières sonores concassées, des regards possédés et des gestes désaccordés ou tremblants.

Arrimé aux courants de l’inconscient et du rêve, Les tourmentes est un voyage initiatique à la poursuite de fantômes. Des « naufragés » anonymes enfouis dans le cimetière de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban aux « égarés » pris dans les tempêtes de neige des Monts Lozère : à chaque fois il s’agit pour le cinéaste d’effectuer des tracés de mémoire qui sont autant de reports et de projections mentales que des relevés sensibles à l’intérieur d’un paysage nu et désertique. En ce sens, Les tourmentes s’inscrit dans le prolongement d’un cycle entamé avec Les dormants (2009) et Territoire perdu (2011) qui étaient, déjà, des traversées du monde tangible aux sphères de l’inconscient. Deux œuvres qui tentaient, elles aussi, de donner corps et voix à des spectres – ceux des populations Sahraouies par exemple, doublement égarées dans les tempêtes de sable et dans les marges d’une histoire restée sourde et aveugle à leurs souffrances.

Pour désenfouir ce que le temps a recouvert, lutter contre l’amnésie, extraire du visible et du dicible ce qui n’est plus vu ni entendu, le film convoque inopinément la figure animale. Une « présence » pour le moins absente des imaginaires cinématographiques (moins du champ de l’art), hormis de belles et fécondes échappées chez notamment Vittorio de Seta (Banditi a Orgosolo), Robert Bresson (Au hasard Balthazar) ou, plus près de nous, chez Béla Tarr (Le cheval de Turin).

L’animal que donc nous sommes… (2)

Telle est en quelque sorte la proposition cinématographique, ouverte et inquiète, soumise aux spectateurs. L’animal ou mieux, la bête (3), un concept moins opératoire du côté anthropologique mais beaucoup plus ouvert aux modes sensibles très particuliers qu’ont les bêtes d’occuper, de traverser et de regarder le monde en silence, ou presque. Si dans Les tourmentes ce recours à l’animal livre une porte d’entrée aussi vertigineuse – le film s’ouvre sur le regard ombrageux, cadré en très gros plan, d’un interné de Saint-Alban et se clôt, le souffle coupé, sur l’image d’un sacrifice, action rituelle censée rappeler les morts… -, c’est parce que celui-ci n’est pas uniquement un « objet d’étude ou un motif allégorique » mais plutôt « quelque chose comme une pensée (4) ». Une pensée tantôt agitée (la transe ou la danse des bêtes autour des monolithes de pierre), tantôt apaisée (l’étreinte de la bergère et de la brebis impressionnée, au sens photographique du terme, dans un clair-obscur d’une belle puissance émotionnelle).

De fait, les différents récits qui cohabitent dans le film sous forme de fragments de sons, de voix ou de textes – témoignages, recommandations, invocations, inventaires, listes, comptes rendus, intertitres – sont, pour la plupart, sédimentés autour de l’animal. Délesté des mailles du langage, il est cet intercesseur muet, un peu magique, entre des mondes (celui des vivants et des morts) et des temporalités enchevêtrées les unes aux autres.

Un passeur entre des mémoires et des existences, à l’instar de ces vies enténébrées de « L’enclos des fous » que le cinéaste tire de l’anonymat de la fosse commune de l’asile pour les rendre à une humanité partagée. Impact politique, salutaire ici à bien des égards, face à ces corps sans qualité trop souvent méprisés. Et en écho, une perception sécuritaire du fou et de l’animal très contemporaine sur laquelle plane un identique soupçon de dangerosité : criminalisation extrême pour l’aliéné, contraint à la surmédicalisation et à l’enfermement à vie ; réservoir à virus et vecteur d’épidémies pour la bête dont il convient dès lors de se protéger par des abattages massifs. Au final, un même destin…

Cette humanité portée par l’animal avec les pierres, les étoiles et le vent, le film la donne à entendre de manière très poétique : Pour tous ces égarés ton souvenir aura la chaleur d’un feu qui s’embrase… L’alliage de la musique (l’animal-membrane qui vibre comme un instrument au gré de sonnailles soigneusement accordées) et de la poésie (les recommandations des bergers traduites en occitan) crée la possibilité d’un seuil, qui n’est rien d’autre, et c’est beaucoup, qu’une plongée dans le temps. C’est ce à quoi nous invite ces songlines (5) lozériens : faire un pas de côté, abandonner nos repères, chercher en nous d’autres points de contacts, plus obscurs et incertains, pour accéder, peut-être, à des rencontres au-delà de l’imaginaire.

Ce recours à la poésie dans Les tourmentes n’est pas anodin. Dans ce berceau de la psychothérapie institutionnelle, comment en effet ne pas évoquer la figure de Paul Eluard qui, réfugié à Saint-Alban pendant la seconde guerre mondiale, y écrivit son long poème Souvenirs de la maison des fous ? Comment ne pas se rappeler, sur ces terres cévenoles si proches, des « lignes d’erre » que l’éducateur et poète Fernand Deligny traça avec les enfants autistes ?

Images, sons, silences, musiques, poésie, tous ces éléments hétérogènes Pierre-Yves Vandeweerd les fait tournoyer dans l’espace du film pour produire, au final, un mystère intimement lié à cette fréquentation que nous avons avec les bêtes. De ce côtoiement un peu « chamanique », le cinéaste-pasteur (6) en tire une invitation et une promesse : celles de nous abreuver à nouveau, avec les bêtes, à cette « nappe phréatique du sensible (7) » qui constitue, depuis la nuit des temps, notre inestimable et précieux fond commun.

Eric Vidal

Chargé de la programmation des Écrans documentaires d’Arcueil

1- Les maîtres du désordre, catalogue d’exposition du Quai Branly, Paris 2012.

2-Clin d’œil au livre de Jacques Derrida, L’animal que donc je suis.

3-Elisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes.

4-Jean-Christophe Bailly, Le versant animal.

5-Bruce Chatwin, Le chant des pistes.

6-Pour mener à bien ce projet, où la vie et le cinéma fusionnent dans un même élan vital, Pierre-Yves Vandeweerd a constitué son propre troupeau de plus de cent cinquante têtes.

7-Pour emprunter à Jean-Christophe Bailly sa belle expression.