A propos de Inner Lines, par Eric Vidal

INNER LINES

DE PIERRE-YVES VANDEWEERD

« Je n’avais rien pour nourrir mon enfant. Personne n’a vu ce que nous avons vu. Nous avons tout perdu ».

Ces paroles prononcées par une femme yézidie à la voix brisée de chagrin dont nous ne voyons pas le visage rappellent, s’il le fallait encore, la violence de toutes les guerres. À l’écran, l’image de cette énonciation prend la forme d’une route scindée en deux directions, une bifurcation tracée dans un vaste paysage de montagne sec et pelé, vidé de toute présence humaine.

Quel chemin choisir ? Où aller ?

Une double question et un ressenti qui ne manqueront pas de traverser la conscience d’un spectateur sidéré par les exactions des djihadistes de l’État Islamique à l’encontre des yézidis, sommés d’abandonner leurs croyances et de se convertir à l’islam sous peine d’exécution immédiate, d’enlèvement ou d’esclavage sexuel.

Placé devant la douleur des autres – pour reprendre le titre d’un livre de Susan Sontag, analyse du rapport des images aux souffrances d’autrui -, on ne sort pas totalement indemne de Inner Lines. Dans la continuité de ses films précédents, Pierre-Yves Vandeweerd construit patiemment des espaces de mémoire et de consolation – peut-être de réparation ? – pour les oubliés de « la grande histoire ». Ceux et celles qui, à l’instar des yézidis, sont pris dans des zones de conflits gelés dont les récits dominants interrogent si peu les conditions dramatiques – les guerres du Haut Karabagh et leurs terribles résonances en sont ici un autre exemple.

L’entame du film, en effet, nous met d’emblée devant des photographies en noir et blanc de visages qui nous regardent, des disparus du génocide arménien. La charge tragique présente dans ces images est augmentée par l’utilisation d’une lumière stroboscopique qui leur confère un aspect fantomatique. Du fond de leur nuit argentique, elles défilent telle des apparitions dans un battement de paupières ; et ces représentations spectrales ne sont pas sans évoquer les installations funèbres et mélancoliques du plasticien Christian Boltanski dans lesquelles les archives, entre document et monument, ont occupé une place prépondérante. Adossé à des modes de présentation plus intimes, Pierre-Yves Vandeweerd use lui aussi, dans Inner Lines, des immenses ressources offertes par le médium photographique pour explorer une dimension mémorielle, à la fois émotionnelle et plastique, bien au-delà d’un régime documentaire auquel il n’a pas renoncé. Car sur ces territoires situés autour du mont Ararat qu’il arpente depuis plusieurs années et où il a noué des relations profondes avec des familles arméniennes, le réalisateur sonde l’humain dans ce qu’il a de plus obscur (les crimes de masse effroyables) comme dans ses replis les plus indicibles (les deuils impossibles), toujours à l’écoute de ceux et celles que l’infinie capacité meurtrière des hommes a détruit.

Au même titre que Les dormants (2009) ou Les tourmentes (2014), Inner Lines est aussi le lieu d’un dialogue entre les vivants et les morts, l’espace d’une adresse aux défunts afin qu’ils ne soient pas, une deuxième fois, anéantis par l’épaisseur du temps. Cette porosité des frontières, qui raccorde le passé au présent, opère parfois au sein de temporalités où l’animal (ici des pigeons voyageurs), présence poétique autant qu’active, occupe la place tantôt d’intercesseur (au-delà des limites du tangible) ; tantôt de messager, pour transmettre des informations militaires ou des paroles plaintives à des personnes que la guerre a séparées.

Pour matérialiser ces passages, Pierre-Yves Vandeweerd mobilise des images en pellicule (couleur ou noir et blanc) et des matériaux sonores de sources diverses (dont la parole est l’une des composantes essentielles), dans un alliage onirique où les strates de mémoire se déposent les unes dans les autres. À titre d’exemple, le récit d’une des dernières rescapées du génocide arménien semble ainsi venir de très loin. Le grain et les tremblements de sa voix mêlés à ceux de la pellicule ; son beau visage triste en clair-obscur, issu d’un autre temps ; le vacillement des bougies comme autant d’évocations « d’âmes errantes » : au bord des ténèbres, le film prend presque les contours d’une cérémonie d’outre-tombe qui n’occulte en rien la litanie macabre des violences subies, égrenées par la voix de la survivante.

Loin d’éluder les questions politiques, Inner Lines les affronte au contraire dans une dimension multiple, esthétique autant qu’humaine ; factuelle autant que « poétique » – un dernier registre qui rompt avec une narration classique moins sensible aux écarts ou aux ruptures formelles ; moins réceptive à l’aléatoire, à l’accident ou à l’imprévu. La longue séquence qui débute, après une succession de ciels charbonneux, avec l’annonce des bombardements au Haut-Karabagh et se clôt sur les visages de jeunes recrues arméniennes, déjà voués à la mort, est à cet égard exemplaire de cette pluralité d’approches au service d’une compréhension – intellectuelle, sensible, physique – plus large. Au fil de ces dix-sept minutes, le réalisateur orchestre une traversée éprouvante, mais bouleversante, qui montre les désolations d’un monde « d’après », hanté par un sentiment de perte et de disparition, peuplé d’existences brisées. À l’instar de ce soldat traumatisé racontant d’une voix atone l’embuscade mortelle à laquelle il a miraculeusement réchappé.

À la conjonction de différentes pratiques documentaires d’images et de sons, Pierre-Yves Vandeweerd trace indéniablement des chemins singuliers. Entre informations et éclats de réel, souffle poétique et blocs de sensations qui échappent à la maîtrise des discours, ses films organisent des formes et des forces, visibles ou souterraines. À l’écart des flux de l’information ils proposent surtout d’autres expériences, qui éprouvent en profondeur notre capacité d’empathie et celle, tout aussi complexe, à entendre des battements et des pulsations situées au-delà des larmes.

ÉRIC VIDAL

Critique d’art et de cinéma, membre de l’association Peuple et Culture Marseille, Éric Vidal a collaboré à différentes revues (La pensée de midi, Paris Art). Il a programmé dans différents festivals de cinéma documentaire (Les États Généraux de Lussas, Les Écrans Documentaires d’Arcueil)