Pour FILMEXPLORER (Expand the Experience), Giuseppe Di Salvatore consacre un article aux Eternels.
Le dernier film de Pierre-Yves Vandeweerd naît au cœur des recherches de son film précédent, Les tourmentes : dans les archives de l’hôpital psychiatrique de Saint Alban, le cinéaste découvre qu’existait dans les années 20 ce qu’on nommait « le carré des éternels », une section de l’hôpital dédiée aux Arméniens survivants du génocide. Les comptes-rendus parlent de la « mélancolie d’éternité », une notion ancienne, qui a été récemment reprise, entre autres, par Jean Starobinski. Le travail de recherche trouvera en Arménie une deuxième source d’inspiration, fondamentale : les œuvres de Yegishé Tscharents, qui constitueront l’épine dorsale de la « partition » du texte, à son tour épine dorsale du récit filmique. Ici l’on trouve, en guise de noyau narratif, le mythe du « dernier homme », Joseph, un survivant de l’humanité condamné à une attente éternelle, sur terre. Les images et les sons que Pierre-Yves Vandeweerd va chercher en Arménie se génèrent autour de cette éternité terrestre qui aspire à la mort, un sentiment encore présent aujourd’hui, surtout parmi les combattants du Haut-Karabagh, condamnés à une usante guerre de tranchées « à basse intensité» — comme on dit aujourd’hui.
Les éternels est un film fait d’attentes, de marches, de fuites, plongé dans une suspension temporelle qui est tout sauf abstraite, car un admirable travail sur le son — strictement non synchrone — nous restitue la présence hautement sensible de la vie terrestre : les bruits des pas, du vent, des détonations de la guerre, et surtout la respiration lourde des figures à l’écran en sont les ingrédients. Il y a une éternité souhaitée, qui est celle qui passe par la mort désirée, et une éternité terrestre, qui frôle l’immortalité, laquelle est vécue comme une condamnation insupportable. La tension entre ces deux éternités fait tout le lyrisme du film. L’éternité terrestre prend la forme de l’errance, d’une marche qui se révèle circulaire, sans issue : en grec, littéralement, une a-poria — et nous avons souvent la sensation que le film ne mène nulle part. Mais, justement, c’est dans le délire de l’aporie – et de la « diasporie » des Arméniens – qu’on retrouve le lyrisme de l’aspiration à une éternité qui coïncide avec la mort. Et c’est le décalage de l’image avec le son, et encore plus le décalage de notre regard troublé face au film, qui ouvre un espace d’expérience pour ce lyrisme, souffle vital qui résiste au désespoir de l’errance.
Avec l’histoire des Arméniens, Pierre-Yves Vandeweerd est ainsi capable de toucher une note existentielle qui certainement dépasse les limites géographiques de l’Arménie et de sa diaspora. La mélancolie d’éternité est un sujet universel, ancien, énormément présent au moins jusqu’à l’aube de l’âge moderne : il suffit de rappeler le refrain chrétien du désir de mourir et rejoindre la vie céleste, qui a trouvé ses formes lyriques dans la poésie et surtout en musique – pensons à toute la tradition des lasciatemi morir, Ich habe Lust abzuscheiden, etc. Et l’on pourrait aller encore plus loin, jusqu’au mythe grec de Tithon, condamné à une immortalité de vieillesse, puis transformé en cigale, figure de médiation et inspiration pour les arts. Les éternels est un film qui nous relie, par le cinéma, à la mythologie d’une époque qui précède l’ère du cinéma ; mais c’est précisément ainsi qu’il emprunte le chemin mythologique pour lequel le cinéma est et demeure une forme privilégiée.
Il n’y a rien de plus éloigné du journalisme qui accable le cinéma d’aujourd’hui qu’un film comme Les éternels : c’est donc avec joie qu’on salue le dernier film de Pierre-Yves Vandeweerd, car il est animé par ce vent de l’universel et de l’extrême, auquel le cinéma est naturellement destiné.
Text: Giuseppe Di Salvatore
Article paru dans www.filmexplorer.ch
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