A l’écoute mélancolique des oubliés. Par Bertrand Tapollet, à propos des Eternels.
Bertrand Tapollet est journaliste et critique de cinéma à Genève.
Cet article a été publié dans la rubrique Culture de Gauchebdo (Suisse) – www.gauchebdo.ch – Extrait
Anthropologue de formation devenu cinéaste poète, le réalisateur belge Pierre-Yves Vandeweerd, interroge, pense, et cherche à mettre en formes le pouls d’un monde en miettes et d’errants perdus aux marges de l’Histoire et de l’effacement mémoriel.
Minimalistes et denses, les films de Pierre-Yves Vandeweerd s’intéressent aux êtres en marge et « invisibilisés », aux peuples victimes de conflit et en situation d’exil. Sa caméra attentive génère une plongée qui s’essaye à exhumer quelque chose de l’âme des no man’s land et des peuples croisés. Il en va ainsi de son dernier opus, Les Eternels maraudant sur la piste des êtres balafrés ou réglés par la guerre qui hantent le Haut-Karabagh, enclave arménienne en Azerbaïdjan. A leur esprit, la mélancolie n’est pas une insondable tristesse romantique, mais une fatalité tragique, à la lisière sans cesse redessinée de la névrose et de la damnation, du pourrissement et de la folie.
La guerre est alors ce qui frappe d’étrangeté le réel. Ainsi l’objectif suit-il des soldats dans leur course. On entend la voix : «Un jour, nous avons attaqué une maison… Nous combattions dans l’obscurité tels des animaux sauvages». La maison était déjà en flammes et un piano incendié semblait jouer un requiem. «Une mélancolie, mêlée aux cris d’hommes et aux gémissements de la mourante.» Avec chaque note se réverbérant dans le corps, la musique, minimaliste et dense, de l’Anglais Richard Skelton met ici en avant des existences spectrales rendues tangibles dans l’espace. Comme une lamentation ambient douloureuse, un nœud intense dans les cordes lugubres qui se base sur des harmonies subtiles et sous forme de «drones» (sons, notes et clusters ou grappes de sons voisins maintenus ou répétés) permettant de rejoindre la musicalité intérieure de chaque témoin. Elle rejoint une géopoétique de la mélancolie, «des possibles, où il y a place pour le doute, pour la croyance, et pour une forme de résistance», relève le cinéaste.
Toucher un entre-deux mondes
L’inconsistance dans laquelle la langue fait tomber les choses qui nous entourent en voulant à tout prix les éterniser dans de la signification laisse place à une parole, celle qui tutoie l’autre, l’écoute. L’écriture comme expérience infinie. Ecriture des voix agrégeant rythmes, sens et sensations sur des films essentiellement tournés en 16mm muet. Creusé sur le papier, patiemment poli au fil du tournage et du montage, le texte est basé sur des témoignages, récits bibliques, fragments poétiques et autres fulgurances littéraires. Ecriture du son sculpté dans la profondeur d’un feuilleté de sources audio prises en direct (Field Recording ou usage sonore du monde) et retravaillées sur les sites mêmes de leur enregistrement.
Les films de Pierre-Yves Vandeweerd sont «entre deux mondes». Ils recherchent la dimension la plus littérale qui est aussi la plus énigmatique du réel, mais ils se nourrissent aussi de récits en rêve. Avec lui, l’archéologie poétique, qui lance des sondes dans la pleine présence en face de nous des autres êtres et des choses, retrouve son essence si bien décrite par l’écrivain Yves Bonnefoy : «La poésie a accès à nos vrais besoins, lesquels sont d’assumer notre finitude, d’en reconnaître l’infini intérieur… de nous ouvrir de ce fait à des rapports de plus d’immédiateté à nos proches dans une société qui pourrait en être transfigurée.» Il s’agit toujours de dire pour lui ce qui échappe dans nos vies : c’est l’enfance du regard par quoi les mots ouvrent un sens «à avoir été de cette terre» (Rilke).
Par Bertrand Tapollet www.gauchebdo.ch