Kees Bakker (critique et historien du cinéma) met en perspectives les Eternels.

Avec son huitième film, Pierre-Yves Vandeweerd retourne dans un territoire en guerre. Ses premières démarches en tant que cinéaste – mais pas son premier film – étaient dans une situation de guerre, au sud-Soudan, ce qui a donné, des années plus tard, le film Closed District. Pour ce qui est de son premier film – Némadis, des annés sans nouvelles, Pierre-Yves Vandeweerd était parti à la recherche d’un tribu de chasseurs nomades, rencontrés des années plus tôt en Mauritanie. Deux films qui vont donner quelques constantes dans son œuvre : la guerre, la disparition, l’errance, l’oubli, l’attente… Et chaque mot est à prendre au sens large.

Une trilogie

Les éternels est le troisième volet d’une trilogie, avec Territoire perdu (2011) et Les tourmentes (2014), même s’il y a d’autres trilogies à composer dans l’œuvre du cinéaste. Avec Territoire perdu et Les éternels Pierre-Yves Vandeweerd nous confronte avec des guerres oubliées ; avec Les tourmentes et Les éternels ils nous guide dans les errances de l’Homme face à des situations hors du commun. L’errance – géographique – des nomades sahraouis dans Territoire perdu est rendue impossible par le pouvoir marocain qui occupe une partie du Sahara occidental, leur territoire nécessaire pour nourrir leur bétail et donc la famille. Dans Les tourmentes, l’errance prend une double dimension : une errance géographique – sur le Mont Lozère – et une errance de l’âme : on ne se perd pas seulement dans les tourmentes de neige, mais aussi dans celles de la folie. Cette errance de l’âme vient au premier plan dans Les éternels, même si on comprend qu’elle était aussi présente dans Territoire perdu. Le Haut-Karabagh, autre territoire perdu, une enclave arménienne en Azerbaïdjan, et autre guerre oubliée, est le décor des Éternels. Le décor, mais pas forcément le sujet, parce que Pierre-Yves Vandeweerd n’est pas un journaliste, il est cinéaste.

Les éternelles querelles de l’Homme

La guerre du Haut-Karabagh n’est pas le sujet du film ; c’est plutôt ce que fait une guerre avec l’Homme. Le spectateur qui attend des informations factuelles sur cette région et cette guerre sera déçu. Mais, il sera frappé par la puissance du cinéma de Pierre-Yves Vandeweerd. Ses films ne laissent pas indifférents, et tout le reste – ces informations factuelles – on peut le trouver sur Internet.

Il ancre cette situation de guerre dans une mythologie universelle de l’Homme : « Toute ma vie, j’ai cherché un homme. Celui-là qu’on croyait éternel » dit une voix-off dans le film. Cet homme, il s’agit du « dernier homme » qui a eu « 29 vies depuis la mort de Jésus ». Oui, il y a cette référence religieuse – en plus, la première partie du film est intitulée « Joseph ». Mais restons plus sur cette idée de plusieurs vies du dernier homme. Nous sommes plus dans une survivance d’un mythe qui va de génération en génération. En l’occurrence, les récits des soldats qui constituent la voix-off du film : la mort d’un soldat n’arrête pas la guerre, d’autres soldats prennent la relève et la guerre continue, la lutte est éternelle. Dans ce contexte, les survivants du génocide des Arméniens peuvent être considérés comme « des éternels » et le soldat d’aujourd’hui qui lutte comme si les autres guerres n’avaient servi à rien, un prochain dernier homme. Son combat devient ainsi « une rébellion contre sa condition d’éternel ».

La deuxième partie du film, intitulée « Karabagh », nous confronte davantage avec cette situation de guerre-sans-fin : des soldats dans les tranchées, des hommes qui fuient en courant à travers les champs, d’autres qui semblent perdus dans un monde intérieur, en attente du dernier homme. L’errance est physique, mais également spirituelle. Le dernier homme, c’est chacun d’entre eux : au 29ème succédera un 30ème, « à ces ruines succèdent d’autres ruines ».

Poète de la mélancolie, anthropologue de l’âme

Tout cela nous mène au « tsnorq », titre de la troisième partie du film et qui se traduit par « mélancolie d’éternité ». On comprend alors que Pierre-Yves Vandeweerd n’a pas fait un documentaire sur une guerre, mais un film sur la condition humaine. Il rend sensible par le biais du cinéma ce qui reste en général invisible et difficile à saisir : comment l’Homme est souvent abandonné à ses errances, comment il souffre d’un « mal d’éternité » parce qu’il est enfermé dans des cercles qu’il s’impose à lui-même. Par une approche poétique, il nous fait comprendre la mélancolie de ces hommes et de ces femmes. Mais il ne s’agit pas uniquement d’eux : il s’agit d’une mélancolie universelle dont Pierre-Yves Vandeweerd a fait une étude anthropologique. Par son cinéma, par Les éternels, il devient un anthropologue de l’âme.

Kees Bakker