Olivier Barlet
Qui dort ? Les vivants. On appelle pourtant dormants ces saints de marbre allongés dans nos églises. Et dans la tradition musulmane, 309 années lunaires seront nécessaires au réveil des dormants qui se réveilleront comme après le sommeil d’une nuit. Dans L’Enfant endormi, Yasmine Kassari évoquait l’endormissement traditionnel du fœtus pour retarder la naissance en attendant le retour du mari émigré, jusqu’à ce que la mère décide de le réveiller en un geste déterminé d’émancipation pour faire cesser cet entre-deux. Dans les premiers mois de la vie, nous faisons l’expérience d’un état second, un entre-deux de la conscience que l’on retrouve chez certaines personnes âgées à l’aube de leur départ. C’est en constatant que sa grand-mère était entrée dans cet état d’acédie (1) que Pierre-Yves Vandeweerd eût envie de la filmer.
La première image est saisissante : cette vieille femme vue à travers un voile n’est plus vraiment réelle. L’image noir et blanc, granulée et ternie (issue d’une pellicule périmée), renforce cette impression métaphysique. Mais ce n’est pas le suaire de Turin : il n’y a rien à croire, seulement l’évocation sensible d’un état, que Vandeweerd documente en s’attardant sur les flétrissures de sa peau ou ses mains noueuses. C’est l’ultime présence de l’hallali : « Tu étais là mais tu n’étais déjà plus là ». Pour l’exprimer, le cinéaste approfondit ce condensé d’impressions, de rencontres et de formes qu’il avait développé dans ses précédents films, dans Closed District mais surtout dans Racines lointaines, lorsqu’il cherchait en Mauritanie un arbre qui pousse dans le jardin de sa petite villa belge : une écoute exacerbée des signes, une attention aux éléments de la nature vus comme principes signifiants, aux visages et aux regards. Il y ajoute ici une dimension digne des films expérimentaux de Bill Viola.
La fille du cinéaste s’apprêtait à naître et Vandeweerd assiste en cinéaste à sa naissance.
L’émotion est immense. Est-ce à cause de cette mise en perspective avec la mort en marche ? Une naissance est forcément émouvante et le cinéma n’en est pas avare, mais elle est ici tournée avec une sensibilité extrême qui n’est pas sans rappeler la séquence finale de Shara de la Japonaise Naomi Kawase. Là aussi, il y avait disparition, perte, l’un des deux jumeaux s’étant tout d’un coup effacé lors d’une course endiablée à travers les rues de Nara. La naissance restaure le cycle de la vie, la conscience du temps, la prise en compte et l’acceptation de la mort.
Le temps laisse des traces : lichens sur les pierres, moisissures dévorant les pierres tombales, écorces tailladées… La mort aussi : les crânes s’alignent dans l’ossuaire, pierres du destin qui tombent toujours plus nombreuses depuis les tréfonds de l’humanité, pierres enrubannées du vécu des mortels. Des hommes s’éveillent aux confins du désert, dormants couchés sur des sépultures ou dans un sanctuaire, leurs mains embrassant les éléments, sable, pierre. Dans la pratique de l’Istikara, les morts guident dans leurs songes les vivants. Laissant libre cours à ses intuitions, Pierre-Yves Vandeweerd laisse parler l’insolite, à l’écoute des signes du visible pouvant conduire à la perception de l’invisible absent. Et nous saisit ainsi par un film dérangeant, une expérience intime, bousculante et vivifiante, qui ne cesse ensuite de résonner.
Il fallait s’égarer dans le désert pour entrevoir le bout du tunnel. Car les nimbes, qui sont l’état d’un monde en perte de repères, un monde oscillant douloureusement entre replis identitaires et redéfinitions de soi dans l’ouverture à l’Autre, ces nimbes que le bébé et la vieille expérimentent mais que nous ressentons tous, ces nimbes ne sont pas une mélancolie mais un état dynamique ouvrant à la reconstruction. Une lettre d’amour trouvée dans une maison délabrée restaure la couleur et la réalité, une lettre qui croit qu’au-delà de la mort, l’homme peut revenir et reconnaître celle qui l’aime : un espoir est permis, tant que dans la chorégraphie des épouvantails qui flottent au vent on peut se laisser aller à écouter l’esprit de ceux qui se sont endormis…
Olivier Barlet