Le dernier numéro de la Revue documentaire, « Un monde sonore », consacre un entretien avec Pierre-Yves Vandeweerd sur sa pratique du sonore

La Revue Documentaires n°32 – Un monde sonore

Les territoires de l’âme. Entretien avec le cinéaste Pierre-Yves Vandeweerd

Gabriel Matteï

S’il existe au fondement de la politique un partage du sensible, comme dit Jacques Rancière, une esthétique qui préside à la visibilité des êtres et à leur avoir-part au commun, le cinéma documentaire de Pierre-Yves Vandeweerd se situe résolument du côté des disparus et des oubliés de ce monde. Pour la plupart tournés en pellicule Super 8 et 16 mm, et exploitant les possibilités infinies d’un son asynchrone, ses films sont en quête de lueurs évanescentes, d’ombres et de frémissements, ceux qui traversent les territoires perdus de l’humanité. Ils offrent à leurs populations opprimées et rendues invisibles par l’histoire une esthétique qui leur confère une force poétique et politique de survivance. Depuis bientôt six ans, le cinéaste parcourt les terres qui entourent le Mont Ararat où, parmi d’autres conflits, se déroule une guerre sans fin opposant le Haut-Karabagh à la Turquie et à l’Azerbaïdjan. Aux côtés des témoignages de soldats envoyés au front, de familles endeuillées et des derniers survivants du génocide arménien trouvent leur place, dans Inner Lines, son dernier film (2022), des mains et des visages meurtris, des chuchotements, des danses et des chants, des sifflements de balles et des retentissements d’explosions, mais aussi des colombes, aux ailes grises ou blanches, parfois peintes de couleurs, que des femmes et des hommes lâchent dans le ciel afin qu’elles transportent leurs messages les plus chers et leurs secrets. L’attention qu’il porte au son place Pierre-Yves Vandeweerd au rang des cinéastes sonores que sont Jacques Tati, Otar Iosseliani, ou plus récemment Sergei Loznitsa. Son œuvre nous montre qu’en cinéma documentaire, aucun propos politique ne saurait faire l’économie d’une ambition formelle et esthétique. À l’occasion de la sortie de Inner Lines, cet entretien revient sur la filmographie du cinéaste au prisme de son travail sur le son.

Votre film Le Cercle des noyés (2007) a constitué un point de rupture dans votre cinéma avec l’adoption du son asynchrone. Pourquoi avez-vous senti le besoin de changer votre façon de concevoir le sonore ?

Pour comprendre cette nouvelle manière de travailler le sonore, il est nécessaire de replacer ce film dans son contexte. À partir de 1997 et pendant une dizaine d’années, j’ai eu l’occasion de rencontrer des rescapés de la prison politique de Oualata, qui est un ancien fort colonial dans l’Est de la Mauritanie, dans lequel ont été incarcérés des intellectuels et opposants noirs. Ces rencontres ont donné lieu à l’enregistrement de plusieurs dizaines d’heures de témoignages. Au cours de leurs récits, ces survivants essayaient souvent de se remémorer des sonorités auxquelles ils s’étaient raccrochés durant leur détention et qui avaient été pour eux les seules manifestations de la vie du dehors. Ils évoquaient aussi des sonorités fantômes, proches de celles qu’on entend en état de somnolence, qu’ils croyaient avoir perçues à force d’être enfermés, mais dont ils n’étaient pas certains qu’elles avaient existé. Avant d’entreprendre le tournage, je m’étais donc dit qu’il serait intéressant de travailler la narration du film avec ces sonorités du hors champ et de la conscience, en les recherchant et en les réinventant. J’ai dès lors entrepris le tournage du film de manière synchronique tout en décidant que, dans le temps du montage, j’essayerai de me défaire du son synchrone pour laisser place à ces sonorités du souvenir.

Au moment où ce film a été tourné, il était délicat d’aborder ouvertement cette partie sombre de l’histoire de la Mauritanie. En dehors de nos entretiens, les prisonniers qui avaient survécu au bagne de Oualata n’en parlaient d’ailleurs jamais entre eux. Les années s’écoulaient et c’était comme si on assistait à une volonté d’effacement de la part des autorités mauritaniennes de cet épisode de l’histoire du pays. Il y avait néanmoins pour moi une dimension de la nature, évocatrice d’un point de vue sonore – celle des vents –, capable de signifier métaphoriquement à la fois cet oubli imposé par les autorités aux ex-prisonniers de Oualata et, a contrario, la nécessité de faire ressurgir leur mémoire. Dans ce désert de Mauritanie, au moment où l’on a tourné, les vents étaient très présents, avec une grande densité et d’énormes variations. C’est assez étonnant parce que, lorsqu’on est traversé par ces vents physiquement, on ressent la force granuleuse et érosive des grains de sable. Avec l’ingénieur du son, Alain Cabaux, nous avons réalisé de nombreux enregistrements de vents en essayant de capter, jusqu’à l’infiniment petit, les frottements de leurs grains de sable, jusqu’à ce qu’on ne perçoive plus que leur vibration lorsqu’ils sont en mouvement. Les vents et les grains de sable peuvent effacer les traces comme ils peuvent les rendre plus visibles, plus présentes. Ce travail sur les pulsations sonores est ainsi devenu, poétiquement, une manière de rendre compte du travail de mémoire contre l’oubli.

Nous avons aussi récolté des sonorités du quotidien qui, d’une manière ou d’une autre, avaient pu persister, résister au temps : des sons qui étaient perceptibles alors et qui le sont toujours. Il s’agissait surtout de l’environnement autour et à l’intérieur du fort, c’est-à-dire des bruits des camions qui roulaient au loin, du passage des nomades et de leurs caravanes de chameaux, des crissements des poulies au puits, des oiseaux qui tournoyaient autour du fort ou venaient s’y abriter, des irruptions des lucioles sur les lampes torche, les claquements des chapelets, ou encore les voix entendues à travers les murs. Tout cela a donné vie à un corpus sonore assez important, qu’il m’a fallu classifier et nommer, à partir duquel on a travaillé pour le montage du film en entremêlant le son synchrone, qui était minoritaire, avec ces autres sonorités. La narration du film est d’autre part traversée par une voix, celle de Fara Bâ, qui raconte le quotidien des prisonniers, qui fut aussi le sien, à partir des témoignages qu’on avait enregistrés. À l’époque du tournage, l’ancien dictateur, Ahmed Ould Taya, qui avait conçu le bagne de Oualata était toujours au pouvoir en Mauritanie. Je n’ai jamais su si les autorités avaient découvert que l’on faisait ce film ou pas et si Fara Bâ et ses compagnons n’allaient pas être mis en difficulté. En raison de ce contexte particulier et tendu, la voix de Fara Bâ est habitée dans le film par une forme de fébrilité. Il a dit le texte en deux prises, dans la maison que l’on occupait et la texture de sa voix, toute en concentration et en gravité, a conféré à l’enregistrement du récit une dimension hypnotique. C’est là que je me suis rendu compte qu’il est inutile, dans le réel tel que je l’aborde avec le cinéma, d’aller dans un studio pour enregistrer un texte. Il faut privilégier ces moments d’émotions, uniques, fussent-ils techniquement imparfaits sur le plan de leur captation, à partir d’un dispositif qui est proche de la performance, où une voix, ses vibrations et ses hésitations peuvent à la fois inspirer et aspirer celles et ceux qui l’écoutent.

Dans votre film suivant, Les Dormants (2009), vous avez commencé à filmer en pellicule, ce qui a impliqué un nouveau traitement de l’image et radicalisé votre travail sur le son. Comment êtes-vous arrivé à rendre manifeste cet état de vacillement de l’âme, propre à certains âges de la vie, qui traverse tout le film ?

Les Dormants est un film beaucoup plus intimiste, puisqu’il est né dans le contexte de mon histoire familiale. Il se trouve que j’avais à l’époque une grand-mère âgée, qui vivait seule. À chaque fois que j’allais la voir, je la sentais non pas décliner physiquement, mais entrer progressivement dans un état singulier, d’entre-deux. Dès lors que je passais du temps avec elle, elle traversait de profonds silences. Elle regardait au loin, dans le vide, et elle semblait voir et entendre des choses que je n’arrivais pas à percevoir. Au même moment, j’allais avoir mon deuxième enfant. Lorsqu’elle est née, j’ai vu sur son visage et dans son regard un trouble semblable à celui que j’avais décelé chez ma grand-mère. Toutes deux semblaient en même temps présentes et absentes. Je me suis donc dit que j’allais essayer de filmer cet état, si proche de la vie qui commence et de celle qui finit. J’ai d’abord utilisé la même caméra que pour Le Cercle des Noyés, mais lorsque je regardais les images, je ne retrouvais aucunement cet état que j’avais ressenti. C’est comme si la caméra vidéo, de par sa grande définition, effaçait ce halo, cette aura que je percevais auprès de ma grand-mère et de ma fille. C’est alors que j’ai eu l’idée de les filmer en pellicule et que j’ai utilisé, pour ce faire, une caméra Super 8. Dès que les premières images furent développées, j’ai retrouvé dans la texture argentique cette part de mystère qui se laisse deviner parfois aux confins du visible. Cette caméra étant muette, j’ai commencé à travailler en parallèle le sonore, de manière entièrement asynchrone. Ce qui m’avait particulièrement touché chez ma fille et chez ma grand-mère, c’était leur souffle intérieur, la manifestation sonore de la vie qui traversait leurs corps. J’ai essayé d’enregistrer ces souffles, tant que je l’ai pu, à partir du dehors, mais aussi de les toucher de l’intérieur. Pour ce faire, j’ai par exemple détourné de sa vocation première un doppler, cet outil médical qui permet de percevoir des choses à l’intérieur du corps, pour enregistrer les battements de leurs cœurs, les bruissements et les arythmies de leurs voix.

Vous avez également eu recours pour ce film à des transformations in situ du son, de manière expérimentale. Comment cette pratique est-elle venue nourrir votre travail sur ces émanations de l’intériorité ?

Tandis que la première partie du film avait été tournée en Belgique, je suis ensuite reparti au Sahara pour y rencontrer d’autres dormants. Il s’agissait de personnes qui pratiquaient un rituel antéislamique – l’incubatio – qui consiste à s’endormir en certains lieux, souvent des cimetières, pour y retrouver en rêve des absents. Tout en les filmant, j’ai enregistré leurs souffles, leurs respirations, leurs psalmodies durant leurs moments de dormition. J’ai d’abord récolté ces sonorités de manière à ce qu’elles soient reconnaissables, puis j’ai commencé à les transformer en les diffusant dans des lieux qui les modifiaient naturellement. À proximité de Nouakchott, la capitale de la Mauritanie, on a découvert un endroit en ruine qui s’est révélé être, pour ce film ainsi que pour les suivants, un incroyable laboratoire sonore. Le long de la côte mauritanienne, il y a des hôtels désaffectés car détruits par les vents et les sels marins. À l’intérieur de l’un d’eux, on a remarqué que les vents tournoyaient d’une étrange façon dans les anfractuosités, jusqu’à produire des sons très habités, proches de bruissements et de pleurs. C’est à partir de ce lieu que pour la première fois, avec Alain Cabaux, l’ingénieur du son, nous avons tenté des transformations sonores. À différents endroits de cet hôtel, nous avons alors diffusé des sonorités que nous avions enregistré précédemment. De manière étonnante, ces sons se retrouvaient sous l’emprise des vents que j’évoquais et ils donnaient naissance à d’autres sonorités, non reconnaissables cette fois, que l’on réenregistrait. Puis ce second matériau sonore était à nouveau diffusé dans l’hôtel, pour le remettre au travail. Ainsi, de manière improvisée, sont advenues des sonorités poétiques, liminales, non plus descriptives mais sensibles.

Pour votre film Territoire perdu (2011), avez-vous employé de nouvelles techniques de transformation du son ?

Dans ce film, j’ai voulu aborder le destin des Sahraouis qui étaient et sont toujours, pour la plupart, en exil dans des camps de réfugiés en Algérie. Soit plusieurs centaines de milliers de personnes qui sont séparées d’une partie de leur territoire par un mur de sable de 2700 km de long, construit par le royaume du Maroc. C’est une communauté qui vivait déjà, au moment du tournage, dans un état d’oubli, et sa situation ne constituait plus un enjeu prioritaire, ni stratégique, pour le reste du monde, comme c’était le cas à l’époque de la guerre froide. En tant que cinéaste, il m’a semblé important de témoigner de la disparition progressive du peuple sahraoui, de l’effacement de la relation qui le lie à son territoire. En choisissant de filmer les Sahraouis dans les camps de réfugiés en Algérie ainsi que leurs soldats sur la ligne de contact, face à l’armée marocaine, j’ai voulu rendre à nouveau visible ce peuple empêché, et redonner vie à des visages et des corps enfermés dans une situation politique et humaine inextricable. Pour ce faire, j’ai fait le choix d’utiliser de la pellicule Super 8, en noir et blanc. La texture de la pellicule Double-X est très granuleuse. Les grains au travail semblent altérer les images : ils leur confèrent une dimension d’archive, d’un temps d’avant, tout en révélant qu’elles émanent du présent. On a donc l’impression que l’on assiste à la fois à un processus de disparition du sensible et de réincarnation de ce qui ne pouvait plus être vu. Au niveau du son, je souhaitais aussi rendre compte de ce processus d’effacement et de dévoilement par un travail encore plus en profondeur sur les vents. On s’est donc rendu au Sahara occidental, non pas avec un matériel plus sophistiqué, mais au contraire avec des outils d’enregistrement divers et parfois obsolètes (Nagra, micros-cravates, dictaphones, cassettophones…). Afin de modifier l’acoustique de nos récoltes sonores, nous avons eu recours à deux objets qui sont complètement improbables dans l’univers du son. Le premier, un brasero, un vase sur pieds en ferraille qu’utilisent les nomades pour préparer du thé dans les campements. On s’est rendu compte que si l’on retournait ce brasero et qu’on le plaçait dans certains lieux venteux, au ras du sol, le vent venait se confronter aux autres événements sonores par embolies et par vagues et qu’il en ressortait de nouvelles sonorités non descriptibles, traversées par un souffle qui sans cesse disparaît pour renaître. On a alors introduit un micro sous ce brasero pour enregistrer ces sonorités, plus abstraites.

Nous avons utilisé un autre objet comme outil de résonance : le globe. Ce que j’appelle un globe, c’est une boule de verre, un abat-jour sphérique que l’on trouve généralement autour des ampoules dans les caves. Si vous mettez un micro dans un globe, il en ressort une vibration, un souffle circulaire, tournoyant, intériorisé. On a donc placé ce globe à différents endroits pour enregistrer des sons ainsi que pour transformer d’autres sons que l’on diffusait. Par exemple, en déposant le globe et son micro dans un poêle à bois un jour de grands vents et d’orage, les coups de tonnerre qui parvenaient par la cheminée se sont transformés en de nouvelles sonorités plus proches de celles d’un bombardement que d’un événement climatique. Un autre exemple de l’usage du globe, au retour du tournage, nous nous sommes rendus à l’aven Armand, en Lozère, pour y poursuivre nos expérimentations sonores. L’aven Armand est une grotte en sous-sol, de la hauteur d’une gigantesque cathédrale. Depuis les stalactites, ce sont des centaines de gouttes qui tombent à intervalles réguliers sur le sol de l’aven. En positionnant notre micro dans son globe à l’endroit où arrivait l’une de ces gouttes d’eau, ce n’était plus l’intensité de l’impact d’une goutte d’eau qui était reconnaissable mais celle d’une explosion assourdie et amplifiée par le globe. Ces déflagrations accompagnent dans le film les récits des Sahraouis qui se souviennent de leur fuite vers l’Algérie en 1976, sous les bombes au napalm lancées par les avions marocains. Cette pratique du sonore va donc à l’inverse de l’idée qu’il faudrait récolter le son synchrone à tout prix et uniquement dans une conception réaliste, ou se tourner vers des banques sonores clés en main. Il s’agit d’inventer des sonorités de manière performative, de les laisser advenir par des processus de transformation complètement empiriques. Pour donner un ordre d’idée sur le rapport image/son dans le montage de mes films, pour un film d’une heure et demie, je travaille à peu près avec quinze heures d’images et plus de cent heures de ces sons récoltés et transformés. Dès lors, au montage, on ne peut pas commencer à monter les images et les voix et se dire qu’on s’occupera du son ensuite. Non, on « maille » un son avec une image, puis un deuxième avec une autre, et on avance pas à pas. C’est ce maillage intuitif entre les images, les voix et les sons qui induit la tension et le rythme de mes films.

Dans Les Tourmentes (2014), il y a justement une grande tension entre les images et les sons. On y entend les sonorités des cloches de brebis, du vent, très présentes, ainsi que les voix des patients d’un hôpital psychiatrique. Vous avez d’ailleurs fait fabriquer des sonnailles particulières pour composer la partition musicale du film. Pouvez-vous nous raconter ce processus de création ?

Les Tourmentes, contrairement à Territoire perdu, est un film intemporel. Il s’agit d’un film dans lequel la figure principale est la nature, une nature indomptée, ne pouvant être maîtrisée par l’homme, qui se rebelle. Les tourmentes sont ces moments de l’hiver durant lesquels la neige est transportée par les vents et tournoie de manière telle qu’il devient impossible de voir, de se repérer. Régulièrement encore, sur le mont Lozère, il arrive que des personnes qui se trouvent prises dans une tourmente s’égarent. Les habitants du mont Lozère disent que lorsqu’on ne voit plus, on peut encore entendre, que l’ouïe serait le dernier des sens à demeurer lorsque les autres s’éteignent. Pour que des gens pris dans cette tempête puissent retrouver leur chemin, des clochers de tourmente avaient été érigés, il y a plusieurs siècles, de part et d’autre du mont Lozère. Le son de leurs cloches est grave, porte loin. Il existe par ailleurs un texte en occitan, datant du xiie siècle, qui évoque une pratique sur le mont Lozère qui consistait à sortir dans la montagne un troupeau de brebis, par temps de tourmentes, pour qu’ils puissent rappeler les égarés à l’aide de leurs sonnailles. Habitant le mont Lozère, lorsque j’ai réalisé que la tourmente était à la fois cet épisode climatique, l’expression d’une telle puissance de la nature, et un incroyable phénomène poétique, je me suis dit qu’il me fallait traverser ces tempêtes de l’hiver avec le cinéma. Je voulais que ce film offre la possibilité d’une expérience des confins. En deux ans, avec l’aide d’une bergère, nous avons constitué un troupeau de deux cent cinquante brebis, nous l’avons préparé à sortir dans les montagnes, inspirés par les recommandations qui figurent dans ce texte du xiie siècle. Je voulais revivifier cette pratique par le cinéma, jusqu’à parcourir les plateaux en hiver avec mes brebis, pour rappeler grâce aux chants de leurs cloches des âmes perdues ou oubliées. Le recours au son était donc primordial. Non seulement il était évident que tout le récit serait traversé par le souffle des vents, mais surtout, qu’une musicalité devait être créée à partir des sonnailles du troupeau, avec leur harmonie et leur disharmonie. J’ai demandé à un fondeur de cloches de m’en fabriquer de différentes sortes, avec le plus grand éventail possible de tonalités, du grelot à la sonorité aigüe au bourdon dont le son grave et étouffé rappelle le passage d’un essaim d’abeilles. Le fondeur de cloches m’a ainsi envoyé quelque trois cents sonnailles que j’ai essayées sur les brebis, tantôt individuellement, tantôt en groupe, jusqu’à ce que je trouve les assemblages capables de faire naître une partition sonore. Ce sont les tintements de ces cloches et les variations des vents qui assurent le rythme ascensionnel du film.Dans ce documentaire, la tourmente est aussi envisagée comme un vacillement de l’âme. La tourmente est d’ailleurs le nom donné, à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, aussi situé en Lozère, à un trouble de l’humeur qui frappe des individus qui ont vécu trop longtemps esseulés dans la montagne en hiver. Avant d’entreprendre le tournage du film, j’avais eu l’occasion de me rendre à cet hôpital et de rencontrer une dizaine de personnes qui disaient souffrir de la tourmente. Il m’est apparu important de les associer au mouvement du film et à sa narration. Pendant une année, nous nous sommes vus une fois par semaine. Je me rendais dans leur institution tout comme ils venaient à la bergerie régulièrement, afin qu’ils puissent participer à la vie du troupeau, à ses ascensions et au travail sur les chants des sonnailles. Durant le tournage, nous nous sommes aperçus que dans un enclos de l’hôpital avaient été enterrés, dans une fosse commune, entre 1880 et 1980, quelque trois mille patients appelés les égarés. Au fil de mes discussions avec les dix patients qui étaient associés au projet, nous avons décidé de nous tourner vers ces égarés pour les faire revenir à nous quelque peu, en retrouvant leurs noms et en les rappelant poétiquement. C’est ainsi que des égarés de l’âme vinrent rejoindre les égarés de l’hiver. À la fin du film, les dix patients de Saint-Alban arpentent l’enclos de la fosse commune. Chacun d’eux dit, chante, hurle les noms des égarés, en leur souvenir et pour conjurer ce temps où le moindre trouble de l’âme, de la norme et de l’ordre était appelé « folie ». Pendant près de deux heures, Jean-Luc Fichefet, l’ingénieur du son, et moi avons laissé nos micros accompagner les pas et les voix qui s’entremêlaient, se superposaient ou se séparaient, tel un chant d’âmes tourmentées qui tentent de rejoindre d’autres âmes, oubliées.

C’est de ce travail qu’est né Les Éternels (2017) ?

Les Éternels est en effet né au cœur de mes recherches pour le film précédent, Les Tourmentes. En consultant des archives médicales de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, je pris connaissance du fait que plusieurs institutions de santé mentale en France avaient, dans les années 1920, accueilli des survivants du génocide arménien qui disaient souffrir de la mélancolie d’éternité. Ce trouble sévère est mieux connu aujourd’hui sous le nom de syndrome de Cotard. Il touche le plus souvent des gens ayant vécu des traumatismes liés à des contextes de guerre et à des génocides. Les personnes souffrant de cette mélancolie, dans sa forme la plus grave, affirment vouloir mourir, sans que la mort advienne, et elles disent être éternelles. Ce dérèglement intérieur provient généralement de l’incompréhension, de la non-acceptation d’avoir survécu alors que d’autres n’ont pas pu être sauvés. Les survivants du génocide arménien ont été nombreux à souffrir à des degrés divers de la mélancolie d’éternité. En me rendant en Arménie à leur rencontre, c’est au Haut-Karabagh arménien que j’ai pu trouver l’expression la plus récente de ce trouble intérieur, parmi ses habitants et auprès de ses soldats postés sur la ligne de front. Au moment où j’ai tourné ce film, le Haut-Karabagh était traversé, depuis quinze ans, par une usante guerre de tranchées et de snipers opposant la république du Karabagh à l’Azerbaïdjan1, certes de « basse intensité », mais faisant néanmoins son lot de morts au quotidien. Durant le tournage, j’ai demandé à des Arméniens du Haut-Karabagh comment cette mélancolie s’incarne aujourd’hui à l’intérieur de leurs corps. Et l’un d’eux de me répondre : « C’est comme si à chaque instant, un danger pouvait survenir. Sans cesse, il faut être prêt à prendre la fuite, à courir pour se sauver. C’est se sentir hanté en permanence par le spectre du génocide. » J’ai alors essayé de cinématographier cette inquiétude profonde qui mettait leurs corps et leurs esprits en « intranquillité », jusqu’à les faire guetter, marcher, courir, s’enfuir, sans répit. Pour ce faire, nous avons placé sur les corps ou dans les bottes des soldats et des autres personnages que nous filmions des micros-contacts capables d’enregistrer la résonance et les vibrations de leurs pas, de leurs courses, de leurs allers et retours, de leur état de vigilance permanente.

Dans ce film, il y a aussi beaucoup de sonorités qui évoquent les combats, la guerre, que vous semblez avoir travaillées de manière cyclique, entêtante. Pourquoi ce choix et comment y êtes-vous parvenu ?

Nous avons récolté des sonorités à l’intérieur des zones de combats ainsi qu’à distance des lignes de tirs. Il s’agit parfois de sons de guerre reconnaissables mais aussi de souffles, de passages d’air, de perceptions vibratiles imprévisibles, enregistrés dans les anfractuosités des tranchées qui séparent les lignes ennemies. Ces sonorités, propres à un état d’hypervigilance, rendent difficile toute forme de quiétude, tout relâchement, elles portent en elles une menace, réelle ou imaginaire. Elles ponctuent et innervent le récit du film. Elles sont d’ailleurs les prémices d’une guerre qui reprendra avec violence, après Les Éternels, dès l’automne 2020, et dont mon dernier film Inner Lines témoigne en partie.

Les Éternels est donc traversé par un mouvement cyclique. D’abord, de par la présence spectrale mais jamais nommée du génocide arménien et la peur pour les Arméniens qu’il se reproduise. Ensuite, à travers la référence tout au long du film au dernier homme qui, depuis le temps de Jésus, poursuivrait son errance sur les terres de l’Arménie et qui, bien qu’il veuille mourir, est condamné à être immortel. Le personnage qui incarne le dernier homme dans le film, je l’ai rencontré au Haut-Karabagh. Il s’appelle Vladik Petrossian. Il vivait à Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan, au sein de la communauté arménienne. Lors du pogrom de Soumgaït mené contre la communauté arménienne en 1988, il s’est fait arrêter dans un restaurant où il travaillait, avant d’être lâché dans la montagne et chassé par des soldats azéris. Au moment du tournage, Vladik ne savait plus comment il avait pu échapper à cette chasse à l’homme et rejoindre le Haut-Karabagh. Il avait perdu quelque peu la raison et la mémoire. Il était convaincu par contre que, s’il avait survécu, il devait être éternel et ne pouvait donc pas mourir. En le suivant dans ses errances dans la ville de Chouchi et dans les montagnes, je me suis rendu compte qu’il marchait non pas de façon rectiligne mais le plus souvent de manière circulaire. C’est à partir de ce moment-là que s’est imposée à moi cette idée de circularité du dernier homme. Sur le plan sonore, pour incarner ce mouvement, nous avons eu recours à un travail sur des plaques de vinyle. En plaçant l’aiguille d’un Teppaz – qui est un ancien tourne-disques pouvant jouer non seulement en 45 et en 33 tours mais aussi en 16 et 78 tours – sur des fins de disques, nous avons constaté que de nouveaux sillons apparaissaient, l’aiguille creusant la matière de manière érosive, ouvrant un processus capable de faire naître des sonorités diverses et cycliques. Dans le film, les sonorités poétiques issues de ce travail sur le vinyle viennent nourrir les voix et les autres sons par touches et par strates infra-sensorielles, leur conférant une dimension plus intemporelle.

On trouve également dans Inner Lines (2022), votre dernier film, toutes sortes de sonorités, comme des sifflements, des détonations, des plaintes ou des pleurs. Quelles techniques avez-vous employées pour créer cet univers sonore ?

Certains territoires qui entourent le mont Ararat (dont la Turquie, l’Arménie et le Haut-Karabagh) sont aujourd’hui régulièrement en conflit ou sont des lieux de passage pour des gens qui fuient d’autres guerres. Durant quatre années, j’ai parcouru ces régions en empruntant des itinéraires parallèles – appelés dans le langage militaire des inner lines – qui sont censés permettre d’échapper plus facilement aux moyens de contrôle. C’est en suivant ces lignes intérieures que j’ai eu l’occasion de rencontrer et de filmer des yézidis en Turquie orientale qui avaient fui les exactions de Daech au Kurdistan irakien et tentaient de rejoindre l’Europe ou le Caucase. Lors d’un autre tournage, ce sont les derniers survivants du génocide arménien qu’il me fut donné de retrouver. Enfin, je me suis rendu à l’automne 2020 au Haut-Karabagh où la guerre venait d’éclater à nouveau, entraînant en un temps éclair la mort de plusieurs milliers de soldats et de civils arméniens et azéris. Pour ce film, j’ai pris le parti d’essayer de recueillir des paroles premières, à savoir des témoignages de personnes qui ont échappé à la mort, qui ont traversé des situations de violence liées à la guerre ou à des traques, qui ont vu et entendu leurs proches mourir devant eux et qui racontent ces événements pour la première fois. Ces paroles premières sont souvent trop fraîches pour être habitées par de la haine ou des considérations nationalistes ou victimaires. Elles portent en elles avant tout le besoin d’être racontées, partagées. Elles sont en ce sens l’expression d’existences qui, du jour au lendemain, se sont trouvées brisées, meurtries. Il y est aussi presque toujours question des absents, des personnes qui vivaient, il y a peu encore, aux côtés de celles et ceux qui racontent aujourd’hui, et dont les vies ont été emportées par la folie meurtrière de la guerre. Ces absents sont aussi des personnages dans ce film, tels des spectres qui hantent les images et leurs sonorités.

Les inner lines étaient également empruntées par des personnes qui avaient recours à des pigeons voyageurs pour transmettre des messages à des gens éloignés les uns des autres, dans diverses zones autour de l’Ararat, tantôt sous la forme d’informations factuelles et codées, tantôt sous la forme de paroles de peine. Ce sont ces pigeons voyageurs et leurs messages qui confèrent au film une dimension d’espérance. Pour récolter ces paroles et ces messages transportés par les pigeons voyageurs, nous avons eu recours à deux outils. Nous avons d’abord employé un Zoom H4, un dispositif qui invite à la confidence, en face à face, le micro à portée des lèvres de celles et ceux qui témoignaient. D’autre part, nous avons utilisé des talkies-walkies avec lesquels des gens lisaient les messages qu’ils allaient confier aux pigeons voyageurs. Les perturbations sonores liées à ce mode de communication devenaient ainsi le moyen de rappeler la tension et le danger omniprésents qui prévalaient en ces lieux. J’avais remarqué aussi qu’en laissant allumés ces talkies-walkies à certains endroits, il était possible de capter des instructions militaires ou des voix subversives à l’ordre militaire, dans une forme codée. La plupart des communications cryptées qui parcourent le film proviennent de ces captations impromptues. À l’exception de l’explosion d’un drone, qui avait été filmé avec un smartphone par un soldat arménien durant la guerre au Haut-Karabagh, il n’y a dans Inner Lines aucun son ni image de guerre à proprement parler. Le point de vue de ce film se situe toujours juste après les évènements. C’est donc bien la destruction qui se trouve mise au travail, la ruine de ce qui était et qui n’est plus. De la même manière, les corps qui apparaissent tout au long du film sont défaits, disloqués de l’intérieur, même s’ils sont encore debout, encore vivants. Pour rendre compte avec le sonore de cet effritement des êtres, de leur territoire et ce qui pouvait l’habiter, j’ai pris le parti de m’en remettre à nouveau au pouvoir poétique du vinyle. J’ai d’abord enregistré le frottement de l’aiguille d’un gramophone – plus proche du clou que du diamant – sur les sillons qui existent entre les morceaux musicaux d’un vinyle. Mis bout à bout, les à-coups qui en résultaient ont constitué une bande sonore d’une trentaine de minutes se rapprochant d’une atmosphère de tir, de bombardement, de crissement, de vol de drones avant leur explosion. Cette création sonore, je l’ai ensuite fait presser, à plusieurs reprises, sur de nouvelles plaques de vinyle, jusqu’à ce que l’amplitude de chaque sonorité s’estompe, s’effrite, soit vidée de sa dimension dramatique. Je voulais que ces sonorités de guerre et de violence soient ramenées à la dimension de celles qui peuvent demeurer dans la mémoire après de tels événements.

Ces sonorités coexistent avec d’autres qui sont plus fantomatiques, plus spectrales, qui font penser à des aspirations ou à des chuchotements, et qui rappellent davantage les sons des vents dans vos précédents films. Pourquoi ce choix de montage sonore ?

Aux explosions et à la destruction succède souvent une forme de chaos, de calme plat. Pour en rendre compte, j’ai eu recours à l’enregistrement de ce que j’appelle des silences habités, à savoir des sons qui sont faits de ce vide mais au sein duquel demeure une présence infinitésimale de la vie, indestructible et inaltérable, même si elle n’est plus reconnaissable. Ces silences habités sont des forces de liaisons qui apparaissent dans la narration du film comme des respirations de l’âme. Inner Lines convoque la notion d’empathie – cette lumière blanche dont il est question au début du film –, qui est notre disposition à accueillir la souffrance et la douleur de l’autre. Elle est le préalable à la possibilité du vivre ensemble, à une relation plus harmonieuse avec le vivant. Il nous faut néanmoins constater que la capacité d’empathie s’estompe, s’effrite, en ces temps où l’individualisme et le repli sur soi sont devenus omniprésents. Dans le langage scientifique, on parle de « cellules » miroirs pour désigner l’empathie. Les silences habités sont aussi la manifestation poétique de nos « cellules » miroirs qui parfois s’endorment, s’endolorissent, à d’autres moments se réveillent ou jaillissent, mais ne meurent jamais.

Le 26 novembre 2021, mont Lozère

1Le conflit au Haut-Karabagh, peuplé majoritairement d’arméniens, s’origine dans la volonté de l’URSS de rattacher ce territoire à l’Azerbaïdjan dans les années 1920. En 1991, lors de l’effondrement de l’URSS, le Haut-Karabagh déclare son indépendance vis-à-vis de l’Azerbaïdjan. Cette décision débouchera sur une guerre de trois ans entre les deux partis qui fera des milliers de morts et de réfugiés jusqu’à un cessez-le-feu décidé en 1994. Un conflit de « basse intensité » entre le Haut-Karabagh, soutenu par l’Arménie, et l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, se poursuivit depuis lors, avant d’éclater à nouveau en 2020.