Luciano Barisone

LA VILLE DOULOUREUSE

Ed ecco verso di noi venire per nave
un vecchio, bianco per antico pelo…

 Dante Alighieri, La Divina Commedia,
Inferno, Canto III

Les espaces vides d’une maison, la caméra glisse sur les murs, les objets, les portes ouvertes à la lumière du soleil. Hors champ, s’écoule le récit d’une vie cassée. Ensuite viendront les mots à rappeler les faits (arrivés entre 1986 et 1994) et les images à montrer les corps et les lieux d’aujourd’hui: une dissidence en lutte avec le pouvoir politique, un emprisonnement humiliant, la violence, la maladie, la mort. Les rues de Nouakchott, les routes qui portent vers l’Est, le désert, les montagnes noires d’Oualata, le fort de la Légion Étrangère transformé en prison.

Mais le début du Cercle des noyés, avec le noir et blanc des images, est déjà une déclaration d’intention: celle d’une mise en scène qui a pour éléments fondateur le choix chromatique, le regard muet, la voix-off, le témoignage, le silence.

Première considération. Le noir et blanc ce n’est pas une question esthétique. Le choix des deux couleurs primaires va avec le sujet traité ; il marque une division des champs d’appartenance et invite à prendre position: non seulement entre le jour et la nuit, vécus comme entités abstraites par les prisonnier, mais aussi à la nécessité de remettre les choses à leur place, en dehors de l’ambiguïté de l’histoire officielle, en distinguant entre le tort et la raison.

Deuxième considération. La caméra va dans une direction, les mots dans une autre, en provoquant ce sens fort de désorientation qui me semble être caractéristique du cinéma de Pierre-Yves Vandeweerd. Un mouvement de perte et un autre de découverte qui se suivent et se fuient, pour arriver à des moments de recomposition pour ensuite se rendre à nouveau au désordre du temps.

Troisième considération. La fluidité de la désorientation et la solidité infrangible du noir et blanc ne se contredisent pas. Ce sont les éléments d’un mécanisme que guide celui qui filme, ainsi que celui qui regarde, entre des paysages éblouissants et les obscurités du sonore, entre ce que l’on peut voir et ce que l’on ne peut pas dire. Ce sont des blocs et du ripartenze qui rythment le récit en donnant du sens aux images et du poids au mots.

La désorientation est à la base des histoires racontées, mais aussi des cadrages, dans leurs surgir comme épaves à la dérive de la mémoire, disjoint d’elle mais aussi pour elle nécessaire support. Séparées par des plans noirs, les séquences glissent les unes sur les autres, en suivant une attraction vers la dérive qui pénètre le tout, le dispositif autant que le cinéaste.

Qu’ils soient matériaux oubliés, individus aux marges du monde, bourreaux et victimes, vieilles bobines de film, photographies jaunies, arbres qui vivent dans le souvenir, dans le cinéma de Vandeweerd il y a toujours un ailleurs qui a besoin d’un ici. Et il y a toujours un présent, filmé, qui a besoin d’un absent, pas filmable, pour prendre force et révéler son âme. Il y a, on pourrait dire, un visible et un invisible qui doivent se détacher, ouvrir un passage dans la réalité, de façon à que le cinéaste et la caméra puissent entrer et capter  des fragments de vérité.

Elle est ici la force de cet auteur belge qui a consacré son oeuvre aux déserts, aux migrants (Némadis, des années sans nouvelles, 2000), aux racines lointaines (comme le dit très bien le beau titre d’un de ses films, Racines lointaines, 2002), aux territoires clos des conflits ethniques (Closed district, 2004), aux tours des damnés des prisonniers politiques.

Il y a un ici du corps et de l’espace filmé et un ailleurs de la pensée, de l’abstraction, du souvenir. Son cinéma se place « entre »: entre deux rives, deux cultures, deux vies, en participant des deux. Dans une intervention à Lussas, Vandeweerd a parlé de cinéma de la transformation. Nous sommes en fait en présence d’une contamination entre les deux niveaux toujours présents dans son cinéma:  une osmose, un échange d’attractions duquel on ne revient pas égal à soi-même.

Voilà pourquoi je cite Dante, la Commedia, Caronte:  non pas parce que Le Cercle des noyés soit un voyage en Enfer –  même s’il l’est, dans son retour à la prison, à la torture, à la souffrance, à la mort – mais parce que le mécanisme du film, comme de tout le cinéma de Vandeweerd, suit la dynamique de l’initiation et de la formation : un mouvement de mort et renaissance, comme celui de l’oeuvre dantesque, qui est un passage onirique et immatériel dans les trois royaumes supraterrestres, pour revenir à la vie en tant qu’êtres humains. Et il s’il s’agit d’hommes transformés, qui ont acquis la conscience du bien et du mal de l’Histoire, de la « ville douloureuse » dans lequel nous sommes contraints à vivre.

Nous ne sommes pas ici en présence d’une culture judéo-chrétienne comme celle de Dante, mais dans l’Islam. Pourtant les coordonnées du récit de Bâ Fara sont semblables. On peut le voir, à la fin du film, dans son souvenir des rencontres avec les anciens bourreaux et la voix neutre qui dit: « Nous nous saluions, mais personne n’évoquait le passé, comme si rien de tout cela n’avait jamais existé ». Ceci est vrai et pas vrai à la fois. Encore une fluctuation. Le film le montre: car le cinéma déchire le voile de la parole. Aucun d’entre eux, la victime et le bourreau, est le même qu’avant.

Le travail de la conscience historique rétablit les positions, fait assumer à chacun son rôle, sa responsabilité. Il y a d’une part ceux qui se sont battus avec la force des idées, qui ont souffert et sont morts, et de l’autre ceux qui ont utilisé la torture, la violence, l’humiliation. Le travail de la mémoire est sans fin.

Le film s’approprie des espaces noirs entre une image et l’autre, il sombre dans l’obscurité pour parvenir à la lumière avec un autre sursaut. Il se transforme, se déploie, au travers des écarts de luminosité, et de sens. Il nous guide vers la conclusion d’un récit, mais il nous laisse seuls face au regard des victimes.

Dans le film, la voix dit: « Nous avons pris nos responsabilités, nous avons donné un sens à notre vie ». C’est ce qui fait Vandeweerd, avec son cinéma.