Inner Lines chroniqué dans Filmexplorer, par Jean Perret

INNER LINES

Jean Perret pour FilmExplorer (expand the experience)

 

[…] Le fil narratif propre à cette démarche de l’essai réserve une déflagration rougeoyante de danse et de musique, qui tout à la fois contredit le principe esthétique du film et l’enrichit par ce geste contrapunctique magnifique et émouvant.

[…] C’est l’asynchronie qui est la respiration du film, et qui confère aux images, aux voix, aux sons d’ambiance et aux quelques musiques une capacité d’expression complexe, complémentaire et souvent sidérante. C’est à cet accomplissement que « Inner Lines » parvient, avec l’art de conjoindre ces dimensions dissociées en un ensemble d’une cohérence poétique décillée.

 

Sans doute est-ce l’évidence d’une décision radicale qui confère à l’ambition de Inner Lines sa dimension désespérée. Comment donc donner voix aux souffrances des victimes des violences considérables subies dans ce large territoire qui a pour centre de gravité le Mont de l’Ararat ? Et comment inscrire ce destin dans des mythes fondateurs festonnés de montagnes éternelles et en écho avec l’Ancien Testament ? Le génocide des Arméniens du début de XXe siècle, celui des Yézidis en Irak en 2014, et la récente guerre du Karabakh sont les événements d’ancrage de cette méditation hallucinée tournée au Kurdistan irakien, en Turquie et au Haut-Karabagh. Il est possible de mettre en lien le projet cinématographique de Pierre-Yves Vandeweerd avec celui de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, dont l’essentiel de l’œuvre ausculte au fond des archives arrachées à l’oubli, les violences consubstantielles du XXe siècle. Le réalisateur belge établi en France est autant le guetteur inquiet des abominations du monde, mais il s’attache aussi depuis plus de vingt années à parcourir en solitaire des territoires dévastés au cœur desquels il recueille tant des images des ruines que des mémoires de témoins et de victimes.

Il réalise d’abord en vidéo, puis progressivement en S8 et 16mm, un premier cycle de films africains. Il tourne en 2000 Némadis, des années sans nouvelles, avec le projet de retrouver six ans plus tard une famille de chasseurs nomades en Mauritanie, en 2002 Racines lointaines, la quête à caractère anthropologique et mystique d’un arbre (le réalisateur, né en 1969, a une formation en anthropologie et en philosophie), puis en 2004 Closed District en lien avec la guerre au Sud-Soudan et en 2007 Le cercle des noyés, dont les personnages sont des anciens prisonniers politiques en Mauritanie. En 2009, avec Les dormants, il explore sur un mode mineur mais avec une esthétique relevant résolument de la tradition du cinéma expérimental, les liens nouant générations et états de veille chevillés à ceux du sommeil. En Afrique encore, en 2011, il rencontre dans le Sahara occidental le peuple sahraoui et réalise Territoire perdu.

2014, d’un désert l’autre, il réalise Les Tourmentes. C’est en Lozère qu’il tourne la transhumance hivernale de moutons guidés par une femme fantomatique. Un asile psychiatrique et son Cimetière des égarés donnent une empreinte mélancolique à une méditation là toujours à dimension politique. Progressant plus avant dans la figuration d’une pensée lucide et douloureuse, il signe en 2017 Les éternels dans le territoire des ruines du conflit de la fin des années 1980 et début 1990, qui opposait dans le Haut Karabagh Arméniens et Azéris. Il convient de signaler également en 2018 Nouménie, des images distribuées en un triptyque dont les actions sont empreintes de violences qui débordent leurs cadres.

 

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Pierre-Yves Vandeweerd, filmeur-marcheur au long cours, arpente des sentiers dont il invente seul les méandres, afin d’y repérer les points de jonctions, les carrefours d’atrocités, les terre-pleins de dévastations, les fenêtres d’envol de quelques aspirations pacifiques. Film lancinant aux cris murmurés, aux paroles chuchotées.

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Faire un récit implacable entre désespérance et espérance. Il en va de l’insoutenable parole des exactions, toutes rendues en off et les paysages de ruines béantes, des vies décimées et des villages démantelés, les déserts des temps maudits dans lesquels, soudain, de jeunes soldats apprêtent leurs corps et leurs esprits à un prochain désastre. Et apparaissent en des vues soigneusement aménagées quelques visages, des hommes et de femmes à pied, face à la caméra ou regards perdus au loin. Voir aussi ces deux porteuses d’eau, toutes ces présences muettes surgies de ces terres meurtries, et les images de ces mains ridées rendues au son d’une voix psalmodiant le seul mot « déportation ». Par ailleurs, à la manière de fantômes solitaires, quelques hommes et une femme sont occupés par leurs pigeons voyageurs, chargés de messages dont nous ne saurons rien. Mais ils prennent leur envol afin de traverser les horizons oblitérés par le temps. Ils sont porteurs – voir ces précieux petits rouleaux de papier attachés à leur pattes – de messages dont il revient au spectateur d’imaginer la portée. Ces êtres humains et leurs oiseaux miraculés tracent des parcours en profondeur dans des gigantesques terres martyrisées. Une jeune femme occupe un rôle central. Comme cette autre femme des Tourmentes, elle est ce personnage opiniâtrement en mouvement, incarnant une figure tragique arcboutée contre les tempêtes épuisantes et les ciels écrasants. C’est elle qui clôt le film. En robe blanche et long manteau dont les pans battent au vent, elle libère de sa petite cage d’osier et de bois deux pigeons qui, émancipés de la pesanteur du monde, occupent minuscules mais en son cœur le ciel à l’horizon infini.

Les plans fixes dominent la dramaturgie du récit, n’étaient certes quelques travellings à l’épaule dans des tranchées, des vues heurtées au cimetière et lors de cérémonies de deuil à la lumière chancelante de cierges. Mais le regard de Pierre-Yves Vandeweerd organise une mise en images qui aménage une temporalité proprement cinématographique, décalée en regard de l’écoulement commun du temps. Ce temps filmique est lui ancré dans l’épaisseur de son écoulement. Le montage, pour la première fois réalisé avec Pierre Schlesser, jeune monteur français établi à Genève, parvient plan à plan, comme on dit pied à pied, à partager avec son spectateur, sa spectatrice, un précieux espace-temps de réflexion méditative.

Le fil narratif propre à cette démarche de l’essai réserve une déflagration rougeoyante de danse et de musique, qui tout à la fois contredit le principe esthétique du film et l’enrichit par ce geste contrapunctique magnifique et émouvant. Caméra à l’épaule, plans de proximité, cadrages et décadrages, nets et flous, la séquence est énigmatique et roborative. Les corps exultent, la musique s’emballe, les virevoltes détonnent au cœur du film, la danse des hommes et d’une femme est énergie de vie et défi au destin mortifère qui est le leur. Le réalisateur s’autorise quelques autres licences narratives et visuelles, bienvenues, discutables, roboratives ! La parole fragile des mémoires bouleversées est contredite par le discours d’un homme politique, qui harangue avec la conviction du désespoir son peuple dont les soldats en exercices et aux torses nus paraissent à bien des égards, même au ralenti, surtout au ralenti, dérisoires (il s’agit de l’intervention du premier ministre arménien lors de la guerre en 2020).

Retour à la question de début. Comment donc donner voix à ces milles histoires que le film s’ingénie à réunir en un grand récit tragique ? Le geste du cinéaste consiste à dissocier systématiquement l’image et le son. C’est l’asynchronie qui est la respiration du film, et qui confère aux images, aux voix, aux sons d’ambiance et aux quelques musiques une capacité d’expression complexe, complémentaire et souvent sidérante. C’est à cet accomplissement que Inner Lines parvient, avec l’art de conjoindre ces dimensions dissociées en un ensemble d’une cohérence poétique décillée. Point de redondances à l’œuvre, mais l’affirmation têtue de la fragilité et de la force des phénomènes de réminiscence et de témoignage. Est ainsi implicitement problématisée la question des agrégats de la mémoire et de leur agencement. « Tout se juge sur la façon dont chacun, bribes à l’appui, organise, perlabore et remonte le temps de l’histoire », dit Georges Didi-Hubermann (Essayer voir, 2014, p. 17). Pierre-Yves Vandeweerd remonte ainsi l’histoire et en éclaire la dimension contemporaine et universelle avec une extrême délicatesse et retenue. Il filme et assemble, il accueille (c’est un mot qu’il utilise volontiers) ces bribes en évidences fragiles et néanmoins en contrefort des béances de l’oubli, des dénégations, des stratégies concertées d’amnésie. Si les inner lines sont des voies parallèles, des tranchées pour faire fi de l’ennemi, alors ce film est bien nommé, par sa stratégie ô combien patiente de prise de mots et d’images. Il en va bien ici d’une responsabilité cinématographique, qui engage une vision poétique, soit esthétique et éthique, à l’endroit de qui s’efface, se dérobe et qu’il convient d’essayer de voir et de dire.

(Jean Perret)

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