Interview de Pierre-Yves Vandeweerd dans Nouvelles d’Arménie Magazine.

Filmer la mélancolie d’éternité

Dans son documentaire poétique Les Éternels, le cinéaste belge part à la recherche du « dernier homme », ce survivant condamné à une attente éternelle sur terre. Une quête en Arménie et au Karabagh impulsée par son travail sur « la mélancolie d’éternité » qui toucherait les survivants du génocide.

Nouvelles d’Arménie Magazine : Le point de départ de votre film Les éternels, c’est la découverte, lors de recherches pour votre œuvre précédente Les Tourmentes, d’archives médicales à l’hôpital psychiatrique de Saint Alban, parlant de l’existence, dans les années 1920, d’un « carré des éternels », une section de l’hôpital dédiée aux Arméniens survivants du génocide qui souffrent de la « mélancolie d’éternité ». Pourquoi cela vous a-t-il intéressé ?

Pierre-Yves Vandeweerd : J’ai découvert ces histoires de personnes qui avaient perdu pied suite à ce qu’elles avaient traversé. Elles étaient dans un état de survivance et souffraient d’avoir réussi à survivre, contrairement à d’autres. C’est en tout cas ce que racontaient les comptes rendus médicaux. Les médecins essaient toujours de trouver, face à une nouvelle situation, des mots scientifiques : a été évoqué le syndrome de Cotard, qui dépasse le cadre du génocide arménien. C’est un état de mélancolie profonde, qui touche ceux qui ont pu vivre des traumatismes de guerre, de génocide, et qui finissent par développer en eux cette impossibilité de continuer à vivre.

NAM : A partir de là, vous décidez de vous documenter sur le sujet.

P.-Y. V. : Le génocide arménien, je m’y étais intéressé dès lors que c’est un événement incroyablement important dans l’histoire de ce dernier siècle, d’autant plus qu’il n’est toujours pas résolu du fait de la position de la Turquie aujourd’hui. Néanmoins, cette découverte m’a amené à faire des recherches plus en avant, dans une démarche presque anthropologique : ce sont des lectures, des rencontres, avant de me rendre sur place pour essayer de retrouver d’éventuelles traces de cette mélancolie d’éternité. C’est tout naturellement que je me suis dirigé vers des survivants directs du génocide encore en vie. Des rencontres très fortes pour moi : quand on est face à des gens qui ont survécu à l’impossible, on ne peut qu’être troublé, qu’être touché, qu’être envahi par l’énergie de ces gens qui, malgré l’horreur, ont continué à être debout.

NAM : Et ces personnes rencontrées se sont-elles livrées sur cette mélancolie d’éternité ?

P.-Y. V. : Telle que je l’avais découverte dans les comptes rendus médicaux, non. Par contre, j’ai ressenti une mélancolie plus diffuse, que j’ai eu l’impression de retrouver chez chaque Arménien. Forts de leur histoire, ils allaient de l’avant mais, en même temps, empreints d’une mélancolie présente à l’intérieur d’eux-mêmes. C’est davantage en allant au Karabagh et sur la ligne de front, et en y passant du temps, que j’ai eu l’occasion de rencontrer des soldats, souvent jeunes, qui, les uns après les autres, m’ont fait part d’une forme de mélancolie que l’on peut rapprocher de la mélancolie d’éternité. Ce sentiment qui vient lorsque l’on est toujours aux prises avec le danger.

NAM : C’est à partir de là que vous avez vraiment commencé une réflexion philosophique.

P.-Y. V. : Oui, j’ai rencontré énormément de gens. Des soldats, mais pas uniquement. Des gens qui, à un moment de leur vie, ont vécu de réelles souffrances. Des gens qui ont été arrêtés par des Azéris, battus, torturés, et qui se sont sauvés : ce sont eux aussi des survivants. Je pense par exemple à l’homme à la chapka qu’on voit dans le film parler russe. Originaire du Karabagh, il a été emmené dans la nature. Les Azéris l’ont obligé à se mettre nu, lui ont intimé de courir et lui ont dit qu’ils allaient le chasser. Il est sorti de cette course folle et a fondamentalement sombré dans un état de désespoir à son retour au Karabagh. Quand je l’ai rencontré, il vivait dans une maison à Chouchi, presque en réclusion : il sentait que son cœur ne battait plus et ne comprenait donc pas que la mort ne vienne pas. Ce qui a été très beau dans cette expérience c’est que, moi le voyant déambuler en cercle devant sa maison, je lui ai proposé de le filmer. Au fil des tournages, il a retrouvé, par cette évocation cinématographique, de la vie, et certainement de la joie.

NAM : Une autre rencontre particulièrement marquante ?

P.-Y. V. : Oui, le cavalier que l’on revoit régulièrement dans le film, rencontré de manière totalement fortuite. On était en route, et nous avons vu au loin une personne sur un cheval. Quand on est arrivé à son niveau, il s’est arrêté, nous aussi. Il y avait dans son regard quelque chose, il portait en lui, dans les traits de son visage, dans ses gestes, dans son regard, dans sa manière de nous parler, une intemporalité. Il suffit parfois de l’instant d’une rencontre pour qu’une personne puisse incarner presque à elle seule tout le propos d’un film. Sur ces 2 à 3 ans de tournage, il a toujours été pour moi celui qui, parmi tous les personnages, correspondait probablement le plus à « ce dernier homme », « cet éternel ».

NAM : Car c’est ainsi que le film est construit, sur une quête de « ce dernier homme », le survivant de l’humanité condamné à une attente éternelle sur terre.

P.-Y. V. : Ce mythe du dernier homme est universel : s’il y a bien quelque chose qui nous réunit tous, c’est notre finitude. Et ce qui est aussi intéressant, c’est qu’il y a presque un retour géographique puisque le chroniqueur Roger de Wendover raconte l’histoire de la venue au XIIème siècle d’un archevêque arménien en Angleterre. Ce serait à ce moment-là que se serait posée l’éventualité de l’existence du dernier homme, en Arménie même.

NAM : Cette construction particulière rend votre film plus visuel qu’informatif : on ne dit finalement que peu de chose sur la situation actuelle en Arménie et au Karabagh. Un constat renforcé par l’omniprésence des sons, tous non synchrones.

P.-Y. V. : Je travaille en pellicule 16 mm, ce qui veut dire que je filme en muet. Cette contrainte m’oblige à récolter des sons, puis à les ajouter pour faire comme s’ils venaient de l’intérieur, comme un souffle de vie et non des illustrations du réel. J’essaie de faire des films qui sont en mesure de parler à tout un chacun, de porter une intemporalité, alors que le reportage ou documentaire classique analyse, décrit une situation qui a déjà un peu changé lorsque le film est terminé – même si au Karabagh, le conflit est loin d’être réglé. C’est important de me détacher de la réalité immédiate pour poser une réflexion, pas seulement esthétique, mais aussi philosophique sur la condition humaine. Ce film nous interroge, de manière générale, sur ce que la guerre peut produire sur les hommes, où que l’on soit. ça a été pour moi la grande révélation de ma rencontre avec l’Arménie : de découvrir ce qu’est résister, être un survivant, et résister après la survivance. L’ensemble du peuple arménien a cette énergie. Souvent, quand on travaille sur les situations de guerre, de génocide, on peut déceler un constat de désespoir. Ce n’est pas le cas chez les Arméniens, qui se débattent contre une histoire qui se répète.

Propos recueillis par Claire Barbuti
Nouvelles d’Arménie Magazine, N°245, Novembre 2017