Hors-Champ chronique Les éternels aux Etats généraux du documentaire de Lussas. Par Michael Soyez et Morvan Lallouet

À nos montagnes. 

C’est dans un territoire insituable et au centre d’un temps suspendu que Pierre-Yves Vandeweerd dessine sa fresque Les Éternels. Sur une image atemporelle se sédimentent des figures archaïques. Ces tableaux composés de lumières vives et de couleurs déclinantes semblent peints par un artisan, avec précision et brutalité. À travers des teintes minérales et terrestres, des êtres errent, guidés par un corps filmant dans un déplacement incessant, obsessionnel. Au centre de leurs agitations se tisse la rumination intérieure des histoires oubliées. Voici un chant à deux voix où s’entrecroisent sans cesse mythe et document. Les chuchotements éthérés et les tirs bien réels, le souffle de chaque pas et le vacarme des troupes. Le mythe conté par Les Éternels est celui du Juif errant, chassé et dépossédé de sa propre mort, condamné à arpenter le monde. Il évolue au centre d’un enchassement d’indices documentaires, fragments du quotidien des Karabaghtsis. Asynchronie des réalités et asynchronie sonore, chaque tir, chaque pas, chaque halètement nous arrivent comme d’un autre lieu et d’un autre temps. Dans ces écarts, s’écrit ce poème adressé autant à un passé à venir qu’à un futur déjà perdu. Polyphonique, relayé, répété, retranscrit, le mythe par essence n’a pas d’auteur, il est issu de temps éloignés, telles les voix qui peuplent le film, dont la question de l’origine et de l’adresse reste suspendue.

Le Karabagh est une région montagneuse du Caucase dont en 1989 plus des trois quarts de la population est arménienne. L’Union soviétique l’avait rattaché à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, à la population turcophone souvent assimilée par les Arméniens aux Turcs perpétrateurs du génocide. À la fin des années 1980, un mouvement massif d’Arméniens du Karabagh se développe en faveur du rattachement à l’Arménie voisine. En Azerbaïdjan, des pogroms visent les populations arméniennes, le territoire est l’objet de revendications incompatibles qui mènent droit à la guerre. Celle-ci se conclut par la victoire des forces arméniennes qui établissent leur contrôle sur le Karabagh en 1994. Le nettoyage ethnique a chassé les Arméniens d’Azerbaïdjan et les Azéris d’Arménie. Depuis, le Karabagh vit dans un état qui n’est ni celui de paix ni celui de guerre. République que ne reconnaît aucun autre État, enclavé, le Karabagh est isolé par une longue ligne de front.

Les visages creusés par les sillons de l’histoire sont fixés vers un point inatteignable, les mains semblent avoir manié le temps durant plusieurs siècles, cousues de cuir, tannées par un soleil immuable. Des marches, des courses, des danses, des tournoiements ne forment ici qu’une seule et même personne, une silhouette immortelle toujours happée en avant. Les voix solitaires cheminent dans un dénuement total. Cette figure mime ce qui a été perdu, ce qui est advenu ; elle trace des formes rituelles, porte un chant incantatoire, réanime les fantômes à la surface de l’image. Ainsi s’opère une remise en scène du passé au présent.

Nul “lieu de mémoire” ici, le passé semble avoir été abandonné par ceux qui auraient pu lui donner sens. Les traces du passé ne sont que ruines, et les communautés – qu’elles soient azérie, soviétique ou même arménienne – ne sont plus là pour s’y rassembler. Les villages ont été rendu indiscernables par la guerre, le pillage et le temps. Les tombes musulmanes signalent les villages azéris abandonnés. Un monument aux morts de la Seconde Guerre mondiale témoigne de la chute d’un empire. Une majestueuse église arménienne semble tout droit sortie de l’Antiquité, à demi effondrée.

Si le précédent film de Pierre-Yves Vandeweerd avançait dans les tourmentes, tempête et mélancolie des hauteurs, voici que se dresse maintenant à l’horizon la confusion des vestiges de l’humanité. À nouveau la même ritournelle paraît s’enclencher, mais la mélancolie n’est pas ici introspective et sombre : elle est une force, une nouvelle langue qui énonce avec lucidité l’inaccessible résilience d’une humanité que les génocides auront blessée à jamais et dont les cicatrisations sont impossibles. Ce mal plutôt que d’affaiblir l’Homme, le dresse et le tient éveillé, en l’extrayant d’un temps linéaire du haut duquel il voit passer les tragédies. Cette conscience du retour éternel de la destruction et de la renaissance, cette mélancolie lucide est au seuil d’une certaine ironie. Dieu a déserté le ciel mais personne n’en porte plus le deuil ; la folie a succédé à la foi. Si, du fond de cette tristesse, une voix murmure « Laissez-moi mourir », ce n’est que pour mieux renaître indéfiniment.

« Pour ces montagnes, pour la liberté des miens, j’ai servi. » La montagne constitue l’un des thèmes centraux du nationalisme karabaghtsi. À l’Ouest, elle fait le lien avec l’Arménie, le refuge, tandis qu’à l’Est s’étend la plaine et l’Azerbaïdjan, le territoire de l’ennemi, l’horizon vide et le point de mire des soldats. La montagne est symbole de libération, mais dans le film, elle cerne le territoire. La plaine, c’était la circulation, le mouvement, là où menait la seule voie de chemin de fer du Karabagh. C’est désormais là où se succèdent alertes, tirs et entraînements : le front d’une guerre de basse intensité. Alors que le cessez-le-feu officiel est vieux de plus de vingt ans, des escarmouches font des dizaines de morts chaque année.

Les hommes se déplacent sans but apparent, forment des cercles qui se déclinent en d’innombrables rondes, tracées à la craie, dansées, psalmodiées… Ces rondes énoncent le perpétuel recommencement des drames, le massacre, la guerre et l’exil de ce peuple. Elles dessinent l’enfermement de ce territoire témoin de la succession des générations, enclave d’une mémoire retranchée. Les cercles butent contre la ligne de partage des terres, comme une figure géométrique immémoriale qui creuse les territoires : l’Homme condamnant l’Homme à tourner sans fin sur lui-même.

Les êtres ne sont qu’hommes, soldats pour toujours : jeunes appelés en uniforme ou vétérans portant encore quelques frusques militaires. Le paysage ne s’élève jamais au-delà de la guerre : il n’est que champs de bataille, champs de tir, champs de ruines. L’enchevêtrement des revendications sur le Karabagh semble avoir épuisé l’espace : rien n’a repoussé et la vie civile, agricole ou industrielle, en est absente. La terre est pauvre, hostile même : hauts plateaux et plaines enneigés et incultes cristallisent l’image de « conflit gelé ».

Chants et rondes forment un aller-retour permanent, une succession de schèmes qui rappellent les écholalies de l’autisme. Les voix comme les images s’avancent un peu plus loin dans l’exploration de la solitude. Un pas de côté est fait. L’enjeu n’est pas de commenter l’histoire, de s’épuiser à décrire l’immense complexité de l’identité du peuple arménien, mais de donner à ce présent inextricable un corps, une voix et une figure, de lui insuffler un regard intérieur, de former un pli fait de nombreux plis. Une lettre envoyée aux éternités perdues.

Les Éternels expose les ambiguïtés du nationalisme karabaghtsi. D’une part, la possession de la terre est montrée comme inachevée. L’absence de reconnaissance internationale soumet le pays à une attente infinie. D’autre part, en invoquant la mémoire du génocide arménien, le film légitime les partisans de la cause arménienne, pour qui la répétition de l’extermination est toujours possible. La guerre du Karabagh n’est pas vaine. Ne pas pouvoir mourir, c’est déjà être en vie.

Soyez, Michaël & Lallouet, Morvan