Sébastien Galceran

UN SONGE DANS L’IMMENSITE

Les Dormants de Pierre-Yves Vandeweerd

« Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le mystique. »

Son film, Pierre-Yves Vandeweerd l’évoque en voix off, prend sa source dans l’expérience concomitante de la naissance (de sa fille) et de la mort (de sa grand-mère). La première partie des

Dormants pourrait ainsi se résumer à un montage alterné de séquences d’un corps qui apparaît et d’un corps qui disparaît. Pourtant, ces deux corps ne s’opposent pas : le réalisateur les a placés sous le même terme, redéfini pour l’occasion : l’acédie. Originellement, l’acédie est la prostration du moine qui n’arrive plus à investir l’ascèse. Son esprit n’est tourné ni vers le passé révolu ni vers l’avenir, il est vide, comme coincé entre les deux qui se rencontrent en lui, sans lui. Il est presque hors le temps chronologique, il n’est qu’un fluement – sans les objets mentaux qui scandent habituellement la conscience. Dans son film, Vandeweerd adopte une définition élargie de l’acédie pour en faire l’expérience partagée de l’enfant qui vient au monde, et de la personne âgée qui s’apprête à le quitter: une absence à soi-même et au monde, une vision voilée, floutée ; mais un voile qui dévoile, un flou qui ouvre sur une autre perception du réel. Une sensation d’immobilité, un collapsus de l’intentionnalité, comme la neutralité mutuelle de la nostalgie du « ne plus » et de l’attente du « pas encore ».

Par-delà la différence apparente (une peau qui se froisse, des gestes qui se ralentissent, une âme qui s’évanouit ; une peau qui se lisse, des gestes qui s’élaborent, une âme qui s’éveille), Vandeweerd montre l’essence commune de ces deux âges de la vie : non pas le battement d’un coeur dont on ne saurait dire a priori s’il s’agit de celui d’un foetus ou d’une vieille dame, mais une crise de l’intention, un entre-deux de la présence, ni tout à fait ici, ni tout à fait ailleurs. Visage perçu au travers d’une fenêtre et se confondant avec le reflet d’un arbre, silhouette frêle derrière un grillage, ou encore mains déformées plongées dans l’eau : les plans fixes, légèrement trempés de ce corps vieux et immobile accentuent l’impression paradoxale d’un désir exténué et d’une impatience résiduelle. La séquence de l’enfant et de sa grand-mère s’avançant main dans la main vers la caméra peut ainsi clôre cette première étape du chemin initiatique que parcourt le film : parvenu au terme de la marche, l’enfant se laisse tomber et lâche cette main qui le guidait et qui reste seule dans le champ, prête à disparaître à son tour.

Les Dormants n’expose pas le travail de deuil du cinéaste,  il n’effectue pas le voyage souvent ressassé qui irait de la tristesse à l’acceptation de la mort. Mettant dès le départ entre parenthèses la parole, l’explication et le manque, le film se situe par-delà l’antinomie de la vie et de la mort – le titre du film y engage : dans la tradition catholique et fait exceptionnel, reprise par l’Islam, les dormants, au nombre de sept, sont des martyrs chrétiens d’Ephèse, fuyant, au IIIe siècle, la persécution romaine, réfugiés dans une caverne, emmurés vivants, retrouvés deux siècles plus tard remarquablement conservés au point qu’ils semblaient comme endormis, confortant ainsi l’attente de la résurrection finale. Le crescendo d’un éboulement de pierres qui se fracassent, puis son arrêt brutal, accompagnent les plans de centaines de crânes empilés : le cinéaste semble alors faire silence en lui-même, intégrer la « dormance », cet entre-deux du nouveau-né et du mourant – dans le film, on ne percevra d’ailleurs le réalisateur que subrepticement à travers son ombre. Celle-ci et d’autres encore, le noir et blanc, l’impression de brouillage de la perception et d’atténuation de l’audition (la musique flotte comme un chant murmuré assourdi, une voix chuchote une prière dans une langue étrangère…) qui habitent la première partie du film prennent alors tout leur sens : il fallait déshabituer la vision et l’ouïe de la familiarité, en même temps que suspendre la temporalité pour se rendre attentif au présent, avant de retrouver la couleur, la lumière saturée et le soleil de midi. Dorénavant, un pas de côté (sur un autre continent, en Afrique) est possible, comme une deuxième étape du parcours initiatique. Ces hommes qui dorment, qui sont-ils, où sont-ils, que nous disent-ils ? Peu importe sans doute. Nous somme passés sur un autre plan de conscience, comme dans le songe d’un dormeur, dans cet espace-temps où la loi de la gravité n’a plus cours, où le sentiment d’identité n’est pas donné, où le corps est plastique, où l’intelligible et le sensible ne s’opposent plus, où l’ombre des morts peut apparaître.

« Maman, les petits bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des jambes ? », chantonnait, dans la première partie du film, la grand-mère du réalisateur. Et cette comptine ouvrait imperceptiblement un chemin : derrière le mystère du visible – un bateau flotte -, il y a forcément une évidence invisible qui se situe sur un plan où l’opposition entre le vrai et le faux ne fait plus sens. Dans cette perspective, si le mot ne faisait pas si peur, sans doute pourrait-on parler, à propos des Dormants, d’expérience mystique. Sans être strictement contemplatifs – les variations de rythme du montage rendent impropre ce qualificatif -, ces plans d’hommes assoupis sur un sol sec et aride, de terre brûlée et de pierres enrubannées, de nuages de poussière et de ciel infini produisent en effet un sentiment d’unité, un « sentiment océanique » que Freud, reprenant la formule de Romain Rolland, décrit comme « un sentiment d’union indissoluble avec le grand Tout, et d’appartenance à l’universel». Freud rapporte d’ailleurs ce sentiment à une « phase primitive du sentiment du Moi » antérieure, chez le nourrisson, à la scission entre le Moi et le monde extérieur – où l’on retrouve ici la première partie des Dormants sur l’expérience commune du nouveau-né et du mourant. Le film opère ainsi une équivalence, une identification entre mystère et évidence, par une mystique du silence et de l’immanence. Une expérience mystique qui n’a rien de proprement religieuse : celui qui se sent un avec le Tout n’a pas besoin d’autre chose. Un Dieu ? L’immense il y a de l’être, de la nature, de l’univers suffit. Une foi ? Il n’y a plus de question ; comment pourrait-il y avoir des réponses ? Le présent de la présence suffit.

Expérience mystique, donc éphémère. Pourtant, comme par ricochet, elle imprègne encore la dernière partie du film, troisième étape de ce qui devient notre initiation, le temps de la lecture d’une lettre qu’un femme adresse à un mort : sans crainte mais sans hâte non plus, elle lui annonce qu’elle le rejoindra demain… Lettre trouvée dans une maison abandonnée, lettre cachée sous « une pierre comme un absent repose dans la terre », lettre vouée à l’éternité donc. Et il n’est plus absurde d’imaginer l’âme de cette femme, sous les dehors d’un épouvantail en robe de soie blanche, flottant au vent sur une rizière de l’immanencité 1.

1 Selon le terme, inventé par le poète Jules Laforgue (1860 – 1887), qui contracte l’immannence et l’immensité.

Sébastien Galceran