Carnet de notes du cinéaste sur son film Le cercle des noyés

Dès 1996, j’ai eu l’occasion de rencontrer régulièrement, à Nouakchott, capitale de la Mauritanie, des anciens prisonniers politiques, négro-mauritaniens, qui avaient connu l’enfermement dans l’ancien fort colonial de Oualata. Tous avaient participé dans les années 80 à l’émergence des Forces de Libération Africaines de Mauritanie (FLAM), un mouvement de dénonciation et de revendication visant à faire respecter en Mauritanie les droits politiques et culturels des populations noires.

A la suite de ces premières rencontres, le désir de faire un film à partir de l’histoire de ces anciens prisonniers politiques est né spontanément. En même temps, j’étais conscient que tant que le régime du Président Ould Taya – celui-là même qui avait décidé de leur exil dans le mouroir de Oualata – demeurerait, rendre public leurs témoignages aurait risqué de les mettre en danger. C’est la raison pour laquelle je leur ai proposé de les revoir sans caméra, aussi souvent que possible, et de recueillir leurs récits de vie et d’enfermement afin que leur histoire ne sombre pas dans l’oubli.

Ainsi, pendant près de huit ans, nous nous sommes rencontrés pour nous livrer, ensemble, à ce travail de mémoire. Nous nous retrouvions souvent la nuit, au domicile de l’un ou de l’autre, pour qu’ils témoignent de leur quotidien à Oualata, du contexte politique et des événements d’alors, de leur vie après leur libération. Dans un premier temps, leurs paroles sont restées dans le registre du factuel. Par la suite, petit à petit, d’autres géographies de leurs mémoires se sont dévoilées. Telle, par exemple, l’évocation d’un univers imaginaire grâce auquel ils réussirent à vaincre leurs conditions de détention : rêves prémonitoires, visions sous le coup de la fièvre ou de la torture, voyages intérieurs nés de psalmodies mystiques, élans poétiques écrits sur le sable.

Plus tard, l’un d’eux, Bâ Fara, a émis le souhait de voir enfin leur histoire racontée sous la forme d’un film. Il disait que depuis leur libération, jamais ils n’avaient été réhabilités par le pouvoir en place et que rien à ce propos ne semblait vouloir changer. Il disait aussi que si ce film ne voyait pas le jour, leur histoire finirait par être oubliée de tous.

Je lui ai alors proposé d’écrire, ensemble, la narration du film : une voix à la première personne, qui serait en même temps la sienne et celles de ses camarades. Un récit aussi sobre que possible, à la fois personnel et universel, dans lequel chaque mot serait essentiel. Une fois achevé, ce texte a été traduit en langue peule. Sa lecture par Bâ Fara lui-même a été enregistrée à Nouakchott, de manière clandestine. La dimension brute de cet enregistrement me semblait importante pour conférer à la narration toute sa spontanéité, son intensité aussi, ainsi que la juste distance entre le ton et son contenu.

Le tournage s’est déroulé en deux temps. Deux fois sept semaines séparées par un intervalle de huit mois au cours desquels, le 03 août 2005, le Président Ould Taya fut renversé par un coup d’état qui permit à la Mauritanie de s’ouvrir sur la voie de la démocratie.

Mon intention cinématographique était de me libérer dès le départ de toute projection scénaristique. Je souhaitais davantage m’engager dans un processus d’écriture continue ; ne pas chercher à imaginer ce qu’il y aurait lieu de filmer mais avoir à tout moment une idée claire de la manière avec laquelle le réel rencontré serait filmé. L’important étant pour moi d’aborder les lieux traversés dans un état d’éveil permanent, capable de me faire percevoir ce que je n’aurais pas appréhendé en dehors du tournage.

Nous n’avions par exemple aucune idée, mon ingénieur du son et moi, des possibilités ou non de nous approcher avec notre matériel du fort de Oualata. Il se fait que lors du premier tournage, le fort qui n’avait presque jamais cessé d’être un lieu de détention, venait depuis peu de cesser d’être une prison. C’est ce qui nous a permis de filmer plus ou moins librement son intérieur. Huit mois plus tard, lors du second tournage, le fort était à nouveau occupé par des militaires ; ce qui nous a obligé à le filmer à distance, à affirmer davantage l’espace qui le sépare de la ville de Oualata et de ses habitants.

D’emblée, j’avais choisi le noir et blanc et les vents de sable comme esthétique et ambiance de tournage ; ceci afin de libérer le film d’un sujet circonscrit dans le temps et dans l’espace pour lui conférer une dimension plus universelle. Par ailleurs, en permettant à chaque plan de se déployer dans le temps, j’ai voulu faire ressentir la distorsion de la temporalité qui habite ceux et celles qui, en Mauritanie ou ailleurs, se retrouvent un jour privés de leur liberté de penser et de se mouvoir, au point d’imaginer le désert et ce qui peut l’entourer – le dehors -, non plus comme un espace ouvert et infini mais comme l’expression de l’enferment, de l’impossibilité d’être soi.

Pierre-Yves Vandeweerd, 2007