Carnet de notes du cinéaste sur son installation Nouménie
A propos de l’installation
Les images qui composent cette installation ont été tournées au cours de ces dix dernières années. Toutes sont en pellicule – super 8mm / 16mm – et traversent plusieurs géographies : le Sahara occidental, le Caucase, la Mauritanie, le Sénégal, les Monts Lozère en France.
Toutes, à l’exception de quelques rares plans, sont des images inédites, dès lors qu’elles n’ont pas été reprises dans mes réalisations cinématographiques.
Les images en lien avec les hommes ont été filmées en situations de guerre.
Ce qui je crois relie ces images, c’est qu’elles sont spectrales.
Qu’il s’agisse de corps en fuite, de visages éprouvés, de scènes de guerre, d’animaux en alerte ou en introspection, de paysages tourmentés, d’épouvantails éventés, ces images nous parviennent comme des réminiscences de fragments d’Histoires empreints de résistance et de survivance.
Mais il s’en dégage aussi – pour celles en lien avec les hommes -, une force, une énergie, propre à ceux et celles qui au moment où les événements se déroulent contiennent encore en eux l’espoir, la croyance, la conviction, que rien n’est définitivement fini, que tout peut être sauvé.
Le philosophe Walter Benjamin écrivait : Plus que nous n’attendons, nous sommes attendus par les vaincus d’hier et de toujours, et nous avons le pouvoir de changer le sens de la défaite, tant il est vrai qu’en histoire, il n’y a pas de dernier mot ( Sur le concept d’histoire – 1940).
Au monde post-moderne qui s’est fait le chantre des commémorations – selon un mode ordonné qui règle l’ordonnancement de la mémoire à des fins de bonne conscience -, la poétique a la capacité de répliquer par la remémoration.
Se remémorer, c’est réactiver un souvenir, se remettre quelque chose en mémoire. Mais c’est aussi le processus par lequel l’évocation d’un souvenir, d’une image, entraîne l’apparition d’autres souvenirs, d’autres images, dans la conscience, pour donner lieu à un élan de l’agir.
Se remémorer, par un geste et un parti pris poétique, c’est se défaire d’une position face à l’histoire uniquement analytique et passive, se détacher d’une lecture purement linéaire du temps. Autrement dit, c’est tenter de déceler dans le passé les futurs possibles qu’il recelait (et qui ne sont pas advenus). Et de cette énergie des possibles, qui aurait pu changer peut-être le cours de l’histoire, nous en nourrir pour affronter à notre tour un monde qui asservit aujourd’hui encore et toujours le plus grand nombre d’entre nous.
Nouménie est un dérivé du mot Néoménie. Tous deux désignent le premier jour qui succède à la nouvelle lune. C’est aussi le nom donné au premier jour du mois dans certains calendriers.
Jour faste, jour de festivités, la Nouménie fut célébrée dans l’Antiquité, en Egypte, en Grèce, à Rome mais aussi en Judée.
Dans la Grèce antique, ce premier jour de pleine lune était l’occasion de réunir les hommes par l’entremise d’un rituel dirigé par des confréries de Nouméniastes et au cours duquel grâce à l’intercession d’animaux étaient convoquées les ombres du passé pour instruire les vivants sur leurs possibles lendemains.
Le jour de la nouvelle lune était ainsi envisagé – on peut en tout cas l’interpréter de cette façon -, comme une augure des possibles, comme la possibilité de puiser dans le passé pour faire émerger dans le présent l’aspiration à un autre futur.
Pour cette installation, j’ai voulu reprendre poétiquement l’énergie véhiculée par ce rituel, tout en le détournant délibérément de son origine et de son contexte premier, pour le faire agir aujourd’hui, en prise avec des images entre autre de guerre et de survivances dans un contexte contemporain.
En me réappropriant un rituel du passé, révolu, et en le revitalisant par l’acte de création, c’est la question d’une possible transformation de l’ordre du monde et de ses désordres que j’ai tenté de mettre au travail.
(Pierre-Yves Vandeweerd – 2016)