Carnet de notes du cinéaste sur son film Les tourmentes
Si mes autres films ont été tournés sur le continent africain, particulièrement en régions sahélienne et saharienne, le film « Les tourmentes » a été réalisé en Lozère, située dans le massif central en France, où je vis depuis plusieurs années.
A bien des égards, même si elle s’inscrit dans ma propre culture, la Lozère est aussi un désert. Elle est la région la moins peuplée de France. Ses plateaux et ses montagnes ont un caractère rocailleux et nu. Le paysage y est demeuré sauvage rappelant que dans cette région les éléments de la nature ont conservé leur puissance et échappent encore aujourd’hui à la volonté des hommes à les maîtriser.
Sur les contreforts des Monts Lozère, l’hiver est long. Du mois de novembre au mois d’avril, la neige recouvre la nature. Mais il est un fait climatique qui rend l’hiver plus sévère encore en ces lieux : les tourmentes.
La tourmente est une tempête de neige qui aveugle et égare. Sur les Monts Lozère, elle souffle une grande partie de l’hiver. L’histoire de cette région est jalonnée de récits de personnes qui se sont égarées dans la tourmente et qui parfois y ont perdu la vie. Bien plus qu’un fait climatique, les tourmentes ont ainsi façonné avec le temps l’imaginaire des habitants des Monts Lozère, faisant d’elles un événement qui imprègne leur vie quotidienne et qui agit comme l’expression d’une peur plus ancienne, celle probablement de la vulnérabilité de l’homme face à la nature.
Il y a quelques années, ces tourmentes me sont apparues comme le point d’ancrage d’un film possible à faire.
C’est ainsi que j’arpentai les Monts Lozère, rencontrai leurs habitants, découvris les lieux où des hommes se perdirent dans la tourmente ainsi que les récits de leurs égarements.
Au fil de ces recherches, des bergers me firent part d’une pratique ancienne visant à rappeler à l’aide des sonnailles des troupeaux ceux qui se perdaient dans les tempêtes de neige. De la même manière que pour les clochers de tourmente érigés sur les contreforts des Monts Lozère et qui étaient actionnés pour aider ceux qui étaient pris dans la tourmente à se repérer, cette pratique était fondée sur la croyance que l’ouïe est le dernier des sens à mourir, que là où l’on ne voit plus il est encore possible d’entendre. Jusqu’à quel point ce savoir-faire fut-il répandu et partagé ? En l’absence de sources livresques étayées à ce sujet, on sait juste que dès le XIIème siècle, des bergers appelés les armiers usèrent des sonnailles de leurs troupeaux pour rappeler des âmes perdues ou oubliées.
Ce savoir-faire n’étant plus aujourd’hui que rarement pratiqué, je récoltai des témoignages fragmentaires. Ces paroles étaient davantage des recommandations sur comment concrètement rappeler des égarés à l’aide d’un troupeau.
Ces recommandations qui jusque-là relevaient d’une transmission orale, je les retranscrivis et les mis en forme. Elles furent ensuite traduites en occitan. Elles constituent aujourd’hui le texte dorsal du film.
Aussi étonnante que puisse demeurer cette pratique aujourd’hui dans notre monde occidental où les croyances en la nature tendent à disparaître, elle m’apparut non seulement comme un geste poétique fort mais aussi comme une manière possible d’entreprendre cinématographiquement un travail autour de la disparition des êtres et des choses.
Dès lors que je souhaitais construire un film en prise avec les éléments de la nature, en immersion dans le lieu où je vivais et que les tourmentes faisaient aussi partie de mon quotidien, il me sembla naturel de reprendre ces recommandations à la lettre, de faire mien un troupeau, de le préparer à des équipées hivernales et de l’emmener sur des lieux de perdition pour y invoquer à l’aide de ses sonnailles des êtres égarés ou disparus.
Construire un film à partir d’une expérience de vie est devenu ainsi au fil du temps l’élan de ce projet.
Ainsi, en quelque trois années, avec l’aide et les conseils d’amis et de voisins qui étaient bergers et paysans, je constituai à partir d’une vingtaine de brebis un troupeau de plus de cent-cinquante têtes. Parallèlement aux activités quotidiennes d’élevage (alimentation, soins, agnelages, tonde, marquage, construction d’enclos, réserves de fourrage, mise à la monte des brebis par les béliers…), j’amenai progressivement le troupeau et les chiens à transhumer dans la montagne, dans des endroits plus difficiles d’accès, été comme hiver. Je fis aussi fabriquer des sonnailles, une par une, dans une forge des Pyrénées occidentales, les essayai sur les brebis en mouvement, jusqu’à obtenir les harmonies que je recherchais.
Dès lors que le troisième hiver serait consacré au tournage et qu’il me faudrait à tout moment être concentré sur le filmage, je proposai à une bergère d’être celle qui mènerait le troupeau au cours de nos équipées cinématographiques. C’est elle qui apparaît dans le film habillée d’une cape.
Si mon désir par le biais de ce film était de traverser les tourmentes, de les éprouver et de les faire ressentir par les images et les sons – et par conséquent d’évoquer aussi les lieux de disparitions sur les Monts Lozère ainsi que les récits qui les habitent, plus cette expérience devint concrète plus je ressentis la nécessité de me détacher des limites d’une pratique locale pour lui conférer par le cinéma toute la poésie qu’elle peut engendrer.
Concrètement, cela signifiait pour moi faire un film intemporel, où il serait presque impossible de savoir où et quand il se déroule exactement. Je souhaitais aussi par l’entremise des marches du troupeau et des invocations sonores – qu’il s’agisse des sonnailles ou de voix, être en mesure de rappeler à notre souvenir d’autres égarés que ceux de l’hiver sur les Monts Lozère, quelles que furent leurs histoires et les raisons de leurs égarements.
Des tourmentes aux tourments
Il se fait que la tourmente était aussi le nom donné au siècle dernier à une forme de mélancolie propre à cette région et provoquée par la dureté et la longueur des hivers. A l’hôpital psychiatrique de St Alban, situé dans le nord de la Lozère, un nombre important de patients souffrent de cette mélancolie. Ceci m’amena à rencontrer plusieurs d’entre eux.
Dans un premier temps, je souhaitais qu’ils me racontent leurs expériences de l’hiver et des tourmentes. Mais très vite, leurs propos se dirigèrent vers leurs vécus personnels, au cœur des tourments qui les habitent et qui dans bien des cas ne sont pas étrangers à l’austérité de la nature environnante.
Contrairement aux rencontres avec des paysans de la région, j’avais l’impression que lors de nos entretiens un lâcher prise se produisait. Ceci était évident tant au niveau de leurs paroles que de leur manière d’être. Leurs gestes et leurs attitudes exprimaient par ailleurs bien davantage que les mots sur ce que signifie être tourmenté.
Pendant près de six mois, nous nous sommes rencontrés régulièrement. Je leur fis part de mon projet de film autour de mon troupeau, de mon désir d’évoquer des récits d’égarement et d’invoquer des égarés à l’aide des sonnailles des brebis. Plusieurs fois, ils vinrent aussi à la bergerie. Ainsi, au fil du temps, l’évidence d’un film à construire avec eux se dessina.
Un jour nous décidâmes de nous rendre dans le cimetière de l’hôpital et qui porte le nom de cimetière des égarés.
Nous savions que trois mille corps de patients y gisaient sous la terre et y avaient été enterrés au siècle dernier dans une fosse commune, sans croix, sans dates, sans épitaphes.
Dans ce cimetière des égarés – car égarés était le nom donné à cette époque aux malades de St Alban, un des patients me dit un jour qu’il faudrait s’y promener plus souvent, se souvenir de tous ces gens enterrés puis oubliés, leur redonner un peu de chaleur en retrouvant leurs noms.
Outre la beauté de ces mots, il y avait à mes yeux dans cet acte du souvenir quelque chose de naturel, de simple et de poétique : tenter, par l’énonciation de leurs noms, de redonner vie quelque peu à celles et ceux qui ont été oubliés du monde et des hommes, les sortir de l’oubli, entraver leur disparition.
Si mes films précédents portaient déjà en eux la question de la disparition, entreprendre ce travail désormais avec ce groupe de patients de St Alban autour de cette fosse commune avait encore une autre portée, dans le sens où ce travail de mémoire serait entrepris ensemble et non pas comme un acte isolé porté par un cinéaste.
J’entrepris alors des recherches dans les archives de l’hôpital psychiatrique de St Alban. Et au bout de plusieurs mois, je retrouvai les noms de la plupart des égarés enterrés dans cette fosse commune ainsi que leurs comptes rendus médicaux.
Cette matière, je la transmis aux patients avec lesquels j’étais au travail. Ils proposèrent d’apprendre de mémoire les noms de ces égarés et de les scander à l’intérieur du cimetière tout en y déambulant. La récitation de ces noms ainsi que les allers et venues des patients dans l’enclos, je les filmai et les enregistrai à plusieurs reprises tout au long de l’hiver durant lequel se fit le tournage.
Deux mouvements : ascensionnel et circulaire
Je souhaitais que la narration du film procède de deux mouvements, l’un ascensionnel, l’autre circulaire.
Géographiquement, l’équipée du troupeau se devait d’être une progression en altitude, de la bergerie, aux lieux de perdition des égarés de l’hiver, jusqu’à atteindre le plateau sommital enneigé où des bergers ont érigé au cours du temps un sanctuaire de pierres.
Avancer narrativement de manière ascensionnelle était aussi un moyen de créer une tension naturelle, dès lors que plus on monterait plus on se rapprocherait des tourmentes jusqu’à les traverser.
Les invocations des égarés par les sonnailles ou par la récitation de leurs noms par les patients se devaient aussi de transparaître de manière ascensionnelle. Du murmure aux cris pour les voix et du cliquetis à la transe pour les cloches.
Le mouvement circulaire est par ailleurs celui qui caractérise tant les tourmentes de l’hiver que les tourments de l’âme.
Lorsque la tourmente souffle, le vent fait tourbillonner la neige et rend la possibilité de se repérer difficile, voire impossible. Celui qui se trouve pris dans ces tempêtes de neige se déplace alors, sans en avoir conscience, de manière circulaire. Il pense marcher droit. Or, il tourne sur lui-même.
Dans les recommandations relatives au fait de rappeler des égarés il est dit par ailleurs qu’à chaque endroit de perdition il faut faire tourner les brebis autour d’un axe, qu’il s’agisse d’un arbre, d’une pierre plantée ou d’un abri, jusqu’à ressentir la présence de celui que l’on cherche. Comme si pour retrouver un égaré, il fallait emprunter le même mouvement que celui provoqué par les tourmentes.
Ceux qui souffrent de la mélancolie de l’hiver – dont les patients de l’hôpital de St Alban avec lesquels j’ai travaillé, manifestent une propension à l’errance dans leur quotidien. Ils errent plus ou moins librement dans l’enceinte de l’institution, vont et viennent d’un lieu à l’autre, tournent en rond, se sentent égarés, comme ils le disent, et ce tant dans l’espace qu’à l’intérieur d’eux-mêmes.
A chaque fois d’ailleurs que nous nous sommes promenés dans le cimetière, les patients se mettaient à marcher spontanément de manière circulaire.
Ceci explique que dans ce film, tout le monde tourne : les brebis, les chiens, moi avec la caméra, la bergère et les patients de St Alban. Personne n’échappe à ce mouvement d’égarement qui au fil du film nous rapproche inexorablement de cette frontière qui sépare la raison de la déraison, jusqu’à ce que plus rien ne les sépare.
Emmener un troupeau dans les bourrasques de l’hiver à la rencontre d’égarés n’est pas plus raisonnable que les manifestations des tourments de l’âme.
La lecture des comptes rendus médicaux des patients enterrés dans la fosse commune nous renseigne aussi très bien sur les raisons pour lesquelles certains d’entre eux ont été internés. Aujourd’hui, on peut se dire que pour des raisons moindres nous aurions été nombreux à être enfermés au siècle dernier.
Dans ce film, il n’y a pas d’un côté des malades de l’esprit et de l’autre des esprits sains. Au contraire, ce film nous rappelle que la tourmente, au-delà du fait climatique, est le propre des hommes et de la vie. Chacun la porte en lui et se débat avec elle, fut-elle source de souffrances et d’inconfort.
Pourvu qu’on ne cherche pas à s’en affranchir, la tourmente peut être aussi une ouverture poétique sur le monde, en lien avec la nature, capable de faire rejaillir dans le présent ce qui n’est plus, ce que le temps a effacé, ce que nous pensions avoir disparu.
En ce sens, la tourmente est l’expression de la part de nous-mêmes qui nous échappe. Indomptable, parfois sauvage et insaisissable, elle témoigne de la nécessité de parfois défier la raison pour se rapprocher des marges et laisser libre cours à nos ressentis et à nos intuitions.
Puissent les tourmentes nous rappeler que ce que la nature ne peut obtenir de notre raison, elle l’obtient de notre folie.
Pierre-Yves Vandeweerd ( Janvier 2014 )