Carnet de notes du cinéaste sur son film Les dormants
Ces images fondatrices sont celles d’une vieille dame en fin de vie et de son arrière petite-fille sur le point de naître.
La vieille dame est ma grand-mère. J’avais l’habitude de lui rendre visite à son domicile. Elle me racontait son quotidien et je l’écoutais. Un jour, notre manière d’être l’un à l’autre s’est modifiée.
Alors que je lui parlais, elle demeurait immobile, comme égarée dans ses pensées. J’ai alors compris que les choses ne seraient plus jamais pareilles. Je continuerais à lui rendre visite. Elle serait là, consciente de ma présence, mais en même temps absente.
Les semaines qui ont suivi, je suis revenu avec une caméra super 8 mm. J’avais décidé de la filmer avec ce support et en contre-jour pour tenter de la rejoindre au plus près de ce monde dont elle s’était rapprochée.
L’état dans lequel elle se trouvait et dans lequel elle est restée jusqu’à la fin de sa vie était dépourvu de toute souffrance apparente, de toute maladie aussi. Au contraire, l’indicible vers lequel était tourné son regard donnait l’impression, vu de l’extérieur, d’être lumineux, beau, si étrange au point d’être en mesure de dépasser, d’exclure le réel.
En la filmant dans cet état d’intimité, j’avais l’impression d’avoir accès à un espace-temps différent du nôtre, propre aux personnes âgées lorsqu’elles prennent place dans l’entre-deux qui sépare la vie de la mort.
Une fois la pellicule développée, cette impression m’est apparue de manière plus évidente encore.
Grâce au support 8 mm, au noir et blanc et à sa texture, j’étais désormais en mesure d’appréhender un état de la vie, presque imperceptible à l’oeil nu. Une forme de mystère.
Pendant près de trois années, je l’ai filmée dans ces états. Et ce jusqu’à son dernier regard.
Durant ces trois années où la matière vive d’un film à venir était en train de naître, un événement important dans mon existence est survenu. J’allais devenir père pour la seconde fois, d’une petite fille.
Pour avoir observé mon premier enfant, je savais que les êtres en bas âge et ceux qui sont très âgés se ressemblent. Ils vivent dans un autre monde que le nôtre, dans une forme d’absence, ils ont le même regard, comme s’ils voyaient ce qui nous est imperceptible.
J’ai alors décidé de filmer, avec le même support que pour ma grand-mère, ma fille durant la période qui a précédé sa naissance, durant l’accouchement de sa mère, durant les premières semaines qui ont suivi sa venue parmi nous.
Autant d’images et de sons, de points de rencontres entre une arrière grand-mère et son arrière petite-fille, habitées par un même état, par un même rapport de proximité et d’éloignement au monde.
Plus tard, peu de temps avant que ma grand-mère ne meure, j’ai filmé les moments partagés par ma fille avec son arrière grand-mère. Ces élans de transmission durant lesquels on ne sait plus qui soutient qui, qui se cache dans l’ombre de qui, qui vient au secours de l’autre.
Après la mort de ma grand-mère, au vide a succédé le désir de donner un prolongement à ces images. Un besoin de continuer à filmer pour faire naître le souvenir, pour essayer de faire survivre la présence à l’absence.
J’ai alors choisi de partir comme on part en voyage, en périple. Sans scénario, sans idée arrêtée, sans producteur. Partir pour me laisser glisser entre deux mondes, celui où j’habite aujourd’hui, la Belgique, et celui où je vis, cette partie de l’Afrique à partir de laquelle j’ai réalisé la plupart de mes films. Partir pour rencontrer d’autres lieux, d’autres personnes, d’autres histoires qui témoignent d’un imaginaire capable de faire le lien avec les absents, de réenchanter le réel. C’est ainsi que je me suis rendu dans un vieux cimetière des Ardennes françaises. S’y trouvaient encore plusieurs centaines de tombes très anciennes, datant pour la plupart du Moyen-âge. Sur chacune d’elles étaient perceptibles de manière fragmentaire des épitaphes ainsi que des paroles laissées par les défunts avant leur mort.
Des phrases, des noms, des signes, gravés pour que le souvenir survive à l’oubli. Des traces de vies passées néanmoins presque disparues.
A d’autres endroits du cimetière étaient présentes d’autres tombes, brisées et le plus souvent recouvertes par la mousse, sur lesquelles le travail d’effacement exercé par le temps était cette fois définitif.
En filmant l’érosion du temps sur ces tombes, j’ai eu le sentiment de me rapprocher de l’instant où la vie bascule inexorablement vers l’oubli. De toucher à cette limite qui sépare l’existence du néant. Comme si, tant que des inscriptions sur les tombes des défunts seraient reconnaissables, il resterait quelque chose de leur vie. Une vie dans leur sommeil.
Que reste-t-il de nos existences et de notre présence une fois nos épitaphes disparues ? Rien ou des débris de ce que nous avons été. Comme en témoigne l’ossuaire, dans une autre partie de ce cimetière. Un ossuaire composé de milliers de crânes, étrangement identiques, égaux les uns aux autres, comme si ce qui distinguait les individus était ce qui disparaissait avec la mort.
Dans ce voyage aux confins de la vie, des hommes et des femmes témoignaient, par leur présence ou leur absence, d’un mystère, d’une attente, d’un entre-deux, d’un vacillement entre deux mondes. Tels des dormants.
Je suis alors reparti vers d’autres lieux, en Afrique cette fois, où je m’étais arrêté lors de précédents passages. Des lieux qui me sont étrangers culturellement mais que j’ai toujours ressentis très proches parce qu’ils parlent des liens étroits que les hommes entretiennent avec la mort et avec la vie, tout simplement.
Dans le nord de la Mauritanie, comme dans tout le Sahara occidental, il existe une pratique encore très répandue en ces lieux, dont l’origine remonte à l’époque des Dieux grecs. Cette pratique antéislamique, appelée Istikar!, se déroule dans des sanctuaires et a pour but de provoquer en songe, durant le sommeil, des visions capables de prédire le lendemain et de guérir. Au cours de ces rituels, des hommes et des femmes s’endorment, visage contre terre, le plus souvent à proximité de la tombe d’un défunt. Durant leur sommeil, ces dormants cherchent à rencontrer les ombres des morts qui reviennent.
Pendant près de deux mois, j’ai recherché ces sanctuaires et leurs dormants. Je voulais y séjourner, me laisser envahir par la proximité de ceux qui ne sont plus et par la volonté et l’imaginaire de ceux et celles qui cherchent à les retrouver.
De cette escale est née la troisième partie de ce film. Des images silencieuses comme le fut mon séjour en ces lieux. Tel un passage entre deux mondes précédant le réveil dans le réel, une renaissance.Plus au sud, dans un village situé sur les berges du fleuve Sénégal, une lettre m’attendait. Quelques mois auparavant, un pêcheur me l’avait donnée, alors que je travaillais à cet endroit. Cette lettre, le pêcheur l’avait trouvée sous une pierre dans une maison en décombre. Elle avait été écrite en 1951 par une femme dont le mari avait disparu. Dans cette lettre, la femme racontait son désarroi, son envie de se laisser endormir dans une pirogue, son besoin que son mari la retrouve pourvu qu’il revienne un jour. Elle disait aussi qu’il existe une croyance dans la région qui veut que les épouvantails dans les rizières soient habités par des hommes et des femmes qui se sont endormis et que dans l’attente d’un réveil ils peuplent les champs.
Cette lettre, je l’ai lue et relue, copiée puis recopiée. Habité par son contenu, j’ai parcouru les champs et les rizières à proximité de cette maison où elle avait été déposée. Dans ces rizières, des centaines d’épouvantails dansaient dans le vent. Je les ai filmés avec l’envie de retrouver celle qui l’avait écrite.
Aujourd’hui, comme traces de ce voyage il existe ce film. Il fait partie de mon histoire et de ma vie. Il pourrait être aussi un fragment de l’histoire et de la vie de tout un chacun.
Pierre-Yves Vandeweerd (2009)