A propos de Inner Lines, par Léonardo Strano
LES TRACES INFIMES de Pierre-Yves Vandeweerd
Le documentariste et anthropologue belge se déplace à la recherche de ce qui existe mais ne se voit pas. Ou que personne ne regarde.
En italien, il y a trois mots pour exprimer l’idée de l’acte visuel : regarder, voir, observer. Ils sont utilisés comme trois synonymes mais ce sont des mots différents, qui dans leur décalage étymologique révèlent quelque chose.
Voir vient d’un mot indo-européen, qui identifie l’action de la vue à la connaissance – je vois et je sais, en un seul geste intellectuel, mental ; regarder renvoie à un état de garde, une posture de vision, un regard qui se contrôle (on dit souvent qu’on regarde mais ne voit pas, quand il n’y a pas de signes et qu’on s’en remet à la rigidité de l’habitude) ; observer, au contraire, relève étymologiquement (ob-servare) d’un champ sémantique qui renvoie à la garde, à garder avec soi, à guérir, à conserver.
C’est le genre de regard avec lequel Pierre-Yves Vandeweerd, documentariste radical, expérimentateur des formes, anthropologue et ethnologue prête aux images, interprète la réalité : pas le regard intellectuel qui comprend tout et informe, pas le regard contrôlant qui contient et légitime, mais le regard qui préserve la réalité, qui protège ce qui est là. Ou plutôt, ce qui est là mais qu’on ne voit pas, ce qui est là mais que personne ne regarde, ce qui reste invisible et ne laisse peut-être qu’une trace infime.
Comme les voix des nomades sahraouis exilés du désert marocain (dans Territoire perdu), comme les visages perdus dans les tempêtes de neige des bergers de Lozère (dans Les tourmentes), comme les corps des communautés yézidis et arméniennes après les massacres, les déportations et les génocides subis depuis le siècle dernier jusqu’à la guerre actuelle dans le Haut-Karabakh.
Inner Lines se concentre sur ce dernier traumatisme culturel éloigné de la conscience occidentale, un film dans lequel Vandeweerd tente de trouver une structure de visibilité, une image qui montre quelque chose qui n’est déjà plus, une corrélation de figures qui mémorisent ce « non plus », ce « presque rien », l’arrachant à l’oubli abyssal.
Pour ce faire il ne se sert pas d’un récit, il ne présente pas de données, il ne se met pas à la place de l’historien, même s’il part de racines lointaines et symboliques pour raconter la douleur des peuples qui ont toujours gravité autour du mont Ararat (celui sur lequel, selon la Bible, l’Arche s’est arrêtée après le déluge) ; il tente plutôt de cadrer ce qui est encore présent et porte en lui un signe, une projection du passé.
Ainsi, il observe les visages, les mains, les yeux des jeunes héritiers d’une lignée d’exilés et de réfugiés dans un paysage sans solution d’hostilité : dans les plis de la peau de leur temps, il retrouve un patrimoine de phénomènes endormis, menacés par les ténèbres de l’oubli, irradiés d’une lumière qui n’est jamais une simple consolation de piété, mais toujours une occasion d’expérience mémorielle.
Le film de Vandeweerd invente un spectateur-témoin, ou plutôt un regard-témoin en dehors de tout spectacle : un regard semblable à ces possibles lignes de salut (les « lignes intérieures » du titre) qui se cachent derrière les barrières ennemies et débouchent sur une réalité sur le point de dissoudre une subtile mémoire de lumière, à la manière d’un refuge inattendu pour ce qui semble perdu.
Leonardo STRANO
(Leonardo Strano est diplômé en Philosophie de l’expérience esthétique. Il a réalisé une thèse sur l’Inconscient optique chez Walter Benjamin et Jacques Tati. Tout en poursuivant ses études en théorie de l’image, il écrit pour Filmidee, Pointblank et DinamoPress.)
Voir le texte en italien : https://www.filmtv.it/articoli/447/le-tracce-minime-di-pierre-yves-vandeweerd/